Ma rencontre avec Aissatou et ses enfants est une histoire plutôt ordinaire mais j’en garde un souvenir très précis. C’était en hiver 2013. Je passais alors mon deuxième mois à Tanger, où je tentais de m’immerger dans la communauté migrante. J’ai croisé Aicha pour la première fois dans le restaurant sénégalais de Kebe, apprécié pour ses délicieux Mafés de poulet et pour son fonctionnement original : à chaque repas acheté, un repas est offert à un migrant. Ce jour-là, je buvais un nos-nos en compagnie de Simon, un ami guinéen, attablé au « café clochard » qui fait face au restaurant de Kebe. Ce boui-boui festif, encombré de bruits de tasses et d’une fumée épaisse et grisante, était alors le seul établissement de la Médina qui ouvrait ses portes à ceux que l’on chassait ailleurs les femmes, les sans-abris et les subsahariens d’où son aimable sobriquet. J’y passais le plus clair de mon temps et là-bas, j’ai probablement côtoyé chacune des nationalités du continent africain. Alors que mon attention se perdait dans l’écran plasma accroché au mur du café, Simon m’a saisi par le bras pour me montrer une femme qui rentrait dans le restaurant, un seau à la main : « Tu veux toujours connaître la migration ? Va acheter des beignets à cette femme», me glissa-t-il. Hésitant, j’ai traversé le bar pour m’approcher de l’imposante dame au seau. Je lui ai acheté quelques beignets et je me souviens avoir été immédiatement frappé par sa stature et la dignité presque provocatrice de son regard et de ses gestes. Alors qu’elle se baissait pour puiser les gâteaux dans son seau, un petit être collé à son dos m’est apparu. C’était Najib, qui avait tout juste un mois à l’époque et qui faisait la tournée des restaurants et des cafés sur les flancs de sa maman. Le soir même, Simon me débrouillait une invitation et je me retrouvais avec lui dans le petit studio d’Aicha, qui cuisinait un plat de riz en sauce sur sa bombonne de gaz, entouré de 4 petits sauvageons plein de vie, qui m’appelaient « l’européen » et me tiraient sur le nez. C’était la première soirée parmi les nombreuses que je passerai dans cet endroit bizarre, insalubre et humide, qu’Aicha détestait autant qu’elle le chérissait : « C’est ça ou la rue ! » répétait-elle. Ce soir-là, Simon et elle m’ont longuement parlé du lieu où ils se sont rencontrés : la forêt de Gourougou. Située à la frontière de l’enclave espagnole de Mélilla, Gourougou est un point de rencontre connu et redouté par l’ensemble de la communauté migrante du Maroc. Ils ont été nombreux à s’y cacher et à s’y préparer, des mois ou des années durant, pour affronter « la barrière » qui sépare Nador de Mélilla, le Maroc de l’Espagne et donc l’Afrique de l’Europe. Les témoignages sont unanimes : Gourougou est dure, sans pitié, probablement une des pires épreuves de la migration. C’est un lieu sauvage et brutal où la nourriture est rare, où les blessés sont abandonnés à eux-mêmes et où la police ne laisse aucun répit, brûlant, saccageant les abris de fortune et harcelant les âmes déjà épuisées. Aicha et ses enfants y ont vécu pendant plus de 4 saisons, sous une tente. Dans leurs jeux, les enfants ne cessent de crier : « Boumla ! », le cri d’alerte pour signaler des policiers en approche, et de se traiter de « fouma fouma », qui est utilisé à Gourougou pour désigner un acte de lâcheté ou de trahison. La forêt a ses règles et elles ont bien imprégnées « les petits loups » d’Aissatou. Même si Aicha aime évoquer Gourougou, elle ne parle jamais, ou presque, de sa vie là-bas. Sonko, un migrant gambien récemment rencontré à Marseille, a vécu dans « la forêt » à la même époque que la famille Barry. Il raconte : « On l’appelait « Big Mama », car elle avait quatre enfants et qu’elle était encore enceinte. Elle ne se mélangeait pas à nous, qui vivions dans des camps par nationalité. Elle, elle vivait seule, à l’écart, avec ses enfants. Chaque matin, elle faisait le tour des différents camps pour vendre des beignets qu’elle avait préparés. Le soir, ceux qui allaient tenter leur chance à la barrière passaient devant sa tente. Elle était souvent là, à les regarder passer sans un mot. Quand ça marchait, elle entendait les cris de joie, les « Boza ». Mais elle, elle devait rester là. Impossible de franchir la barrière avec ses enfants. Ils vivaient dans les mêmes conditions que les autres clandestins mais contrairement à nous, ils n’avaient aucun espoir de quitter cet enfer. » Alors qu’elle arrive au terme de sa grossesse et que sa tente se retrouve en cendres pour la énième fois, Aicha est finalement sortie de la forêt et prise en charge par un membre de l’association Caritas, qui s’occupe de son placement dans un centre pour femmes et enfants, à Berkane. Najib naît à l’hôpital de la ville, en parfaite santé, mais quelques jours plus tard, le centre est fermé et Aicha est dirigée vers Tanger, où elle est logée à Souk Dakhel, un quartier pauvre et malfamé de la Médina, dans un petit studio de 20 m², sans fenêtres, ni mobiliers, ni toilettes. Elle reçoit une aide pour la scolarisation de ses enfants, qui retrouvent les bancs de l’école après plusieurs années d’errance: « Tant que mes enfants vont à l’école, tout le reste n’a pas d’importance », affirme-t-elle. Pour son loyer, elle compte sur l’aide financière d’amis européens, américains et australiens rencontrés au cours de son périple. Tous les jours, elle part au marché avec Najib pour y vendre des beignets et des produits de beauté ivoiriens. Avec ça, elle gagne suffisamment pour faire tourner le foyer. Et la vie suit son cours. La famille Barry surmonte les épreuves sourires aux lèvres, malgré la dangereuse précarité d’une vie clandestine. Ma rencontre avec Aissatou et ses enfants est une histoire plutôt ordinaire mais j’en garde un souvenir très précis. C’était en hiver 2013. Je passais alors mon deuxième mois à Tanger, où je tentais de m’immerger dans la communauté migrante. J’ai croisé Aicha pour la première fois dans le restaurant sénégalais de Kebe, apprécié pour ses délicieux Mafés de poulet et pour son fonctionnement original : à chaque repas acheté, un repas est offert à un migrant. Ce jour-là, je buvais un nos-nos en compagnie de Simon, un ami guinéen, attablé au « café clochard » qui fait face au restaurant de Kebe. Ce boui-boui festif, encombré de bruits de tasses et d’une fumée épaisse et grisante, était alors le seul établissement de la Médina qui ouvrait ses portes à ceux que l’on chassait ailleurs - les femmes, les sans-abris et les subsahariens - d’où son aimable sobriquet. J’y passais le plus clair de mon temps et là-bas, j’ai probablement côtoyé chacune des nationalités du continent africain. Alors que mon attention se perdait dans l’écran plasma accroché au mur du café, Simon m’a saisi par le bras pour me montrer une femme qui rentrait dans le restaurant, un seau à la main : « Tu veux toujours connaître la migration ? Va acheter des beignets à cette femme», me glissa-t-il. Hésitant, j’ai traversé le bar pour m’approcher de l’imposante dame au seau. Je lui ai acheté quelques beignets et je me souviens avoir été immédiatement frappé par sa stature et la dignité presque provocatrice de son regard et de ses gestes. Alors qu’elle se baissait pour puiser les gâteaux dans son seau, un petit être collé à son dos m’est apparu. C’était Najib, qui avait tout juste un mois à l’époque et qui faisait la tournée des restaurants et des cafés sur les flancs de sa maman. Le soir même, Simon me débrouillait une invitation et je me retrouvais avec lui dans le petit studio d’Aicha, qui cuisinait un plat de riz en sauce sur sa bombonne de gaz, entouré de 4 petits sauvageons plein de vie, qui m’appelaient « l’européen » et me tiraient sur le nez. C’était la première soirée parmi les nombreuses que je passerai dans cet endroit bizarre, insalubre et humide, qu’Aicha détestait autant qu’elle le chérissait : « C’est ça ou la rue ! » répétait-elle. Ce soir-là, Simon et elle m’ont longuement parlé du lieu où ils se sont rencontrés : la forêt de Gourougou. Située à la frontière de l’enclave espagnole de Mélilla, Gourougou est un point de rencontre connu et redouté par l’ensemble de la communauté migrante du Maroc. Ils ont été nombreux à s’y cacher et à s’y préparer, des mois ou des années durant, pour affronter « la barrière » qui sépare Nador de Mélilla, le Maroc de l’Espagne et donc l’Afrique de l’Europe. Les témoignages sont unanimes : Gourougou est dure, sans pitié, probablement une des pires épreuves de la migration. C’est un lieu sauvage et brutal où la nourriture est rare, où les blessés sont abandonnés à eux-mêmes et où la police ne laisse aucun répit, brûlant, saccageant les abris de fortune et harcelant les âmes déjà épuisées. Aicha et ses enfants y ont vécu pendant plus de 4 saisons, sous une tente. Dans leurs jeux, les enfants ne cessent de crier : « Boumla ! », le cri d’alerte pour signaler des policiers en approche, et de se traiter de « fouma fouma », qui est utilisé à Gourougou pour désigner un acte de lâcheté ou de trahison. La forêt a ses règles et elles ont bien imprégnées « les petits loups » d’Aissatou. Même si Aicha aime évoquer Gourougou, elle ne parle jamais, ou presque, de sa vie là-bas. Sonko, un migrant gambien récemment rencontré à Marseille, a vécu dans « la forêt » à la même époque que la famille Barry. Il raconte : « On l’appelait « Big Mama », car elle avait quatre enfants et qu’elle était encore enceinte. Elle ne se mélangeait pas à nous, qui vivions dans des camps par nationalité. Elle, elle vivait seule, à l’écart, avec ses enfants. Chaque matin, elle faisait le tour des différents camps pour vendre des beignets qu’elle avait préparés. Le soir, ceux qui allaient tenter leur chance à la barrière passaient devant sa tente. Elle était souvent là, à les regarder passer sans un mot. Quand ça marchait, elle entendait les cris de joie, les « Boza ». Mais elle, elle devait rester là. Impossible de franchir la barrière avec ses enfants. Ils vivaient dans les mêmes conditions que les autres clandestins mais contrairement à nous, ils n’avaient aucun espoir de quitter cet enfer. » Alors qu’elle arrive au terme de sa grossesse et que sa tente se retrouve en cendres pour la énième fois, Aicha est finalement sortie de la forêt et prise en charge par un membre de l’association Caritas, qui s’occupe de son placement dans un centre pour femmes et enfants, à Berkane. Najib naît à l’hôpital de la ville, en parfaite santé, mais quelques jours plus tard, le centre est fermé et Aicha est dirigée vers Tanger, où elle est logée à Souk Dakhel, un quartier pauvre et malfamé de la Médina, dans un petit studio de 20 m², sans fenêtres, ni mobiliers, ni toilettes. Elle reçoit une aide pour la scolarisation de ses enfants, qui retrouvent les bancs de l’école après plusieurs années d’errance: « Tant que mes enfants vont à l’école, tout le reste n’a pas d’importance », affirme-t-elle. Pour son loyer, elle compte sur l’aide financière d’amis européens, américains et australiens rencontrés au cours de son périple. Tous les jours, elle part au marché avec Najib pour y vendre des beignets et des produits de beauté ivoiriens. Avec ça, elle gagne suffisamment pour faire tourner le foyer. Et la vie suit son cours. La famille Barry surmonte les épreuves sourires aux lèvres, malgré la dangereuse précarité d’une vie clandestine.