La terre a tremblé. Tout a basculé. 300 000 morts dénombrés dans le monde en ce début d’année. Mais comment être sûr des chiffres en pareilles circonstances ? La vie était joyeuse pourtant : sur les marchés, dans les boutiques, dans les rues animées des villes. Soudain le silence. La peur de la contamination. Plus de travail, plus d’écoles, plus de gais moments partagés entre voisins, entre amis, en famille. On se précipite dans les magasins avant l’instauration du couvre-feu. On stocke tout ce qui se conserve, on ne sait pas de quoi demain sera fait. Les enfants déjà se réjouissent de ces vacances inattendues : Noël c’était hier ! On achète pendant que l’argent est encore là. Dans les hôpitaux, les équipes s’affairent, serrent les dents. Oubliées les pénuries d’hier, oubliées les revendications et la grogne. Les ambulances arrivent en cortège. Les lits se remplissent. On suffoque dans les boxes. On s’agite dans les salles de « déchoquage ». La terre a tremblé. La police augmente ses rondes. Il faut rester vigilant, éviter les regroupements, repérer les resquilleurs, dissuader les profiteurs. On boucle les frontières. Les citadins fuient vers les campagnes pour échapper à la promiscuité favorable aux maladies, pour fuir la foule où chacun s’observe désormais avec suspicion. Les avions sont cloués au sol : ils ne laissent plus dans l’azur les blanches cicatrices de leur passage. La terre est malade, le ciel en convalescence. Les marchandises elles aussi ont cessé de circuler. Les fraises ne sont plus cueillies, les travailleurs saisonniers ont perdu droit de cité. Le pays se referme. On réapprend les bienfaits de ce qui est proche. Tout ralentit. On prend le temps alors d’observer ceux qu’on ne voyait plus. Ils ont toujours été là pourtant, malgré le séisme, présents au quotidien derrière leurs caisses enregistreuses, leurs camions-bennes, ou leurs balais-brosses. Désormais mis en avant. On accable les responsables politiques de tous les maux : amateurisme, impréparation, défaut d’anticipation. Ils ne contrôlent rien, naviguent à vue. Annoncent pourtant des milliards. Tout le monde a peur. La mort rôde, ce n’est pas normal qu’elle puisse désormais circuler ainsi, sans vergogne. Et tous ces experts qui ne sont pas d’accord entre eux : ce n’est pas acceptable. Incapables de parler d’une seule voix : ce n’est pas supportable ! Et ces vaccins qui n’arrivent pas, quelle perte de temps, quelle incompétence ! Deux mois déjà que tout cela a commencé, et on nous laisse plein d’incertitudes. Un sentiment qui nous effraie, nous, certains jusqu’alors de vivre à l’abri de remparts que l’on comprend soudain fragiles. Toute la journée, les clients se succèdent à l’arrière de mon taxi. Malgré la séparation en plexiglas qui désormais nous sépare, les discussions vont bon train. Je calme les révoltés, rassure les anxieux, remonte le moral des chefs d’entreprises dans la tourmente, remercie les soignants que je raccompagne après leur service. J’observe ce peuple dont je fais partie désormais. Toujours prompt à la critique. Je suis devenu l’un des leurs. Râleur, impatient, rageur envers le pouvoir. Envers les pouvoirs. Dix ans déjà que j’ai quitté Port-au-Prince après le séisme. L’Autre. Je revois mon lycée effondré. Tous ces enfants morts autour de moi. J’étais leur professeur de français. Je revois la plaie béante sur ma jambe, les os broyés dans les chairs. Le transport en avion, l’arrivée à Roissy. Toutes ces compétences et ces moyens qui faisaient défaut dans mon pays : Haïti. En ce mois de janvier 2010, la terre a tremblé. 300 000 morts sur mon île sidérée, démunie, disloquée, corrompue. Depuis, rien n’a changé. La misère, les maladies, l’argent détourné, les hôpitaux sans moyens. Alors parfois, quand je me plains de concert avec l’un de mes clients, une petite voix me dit : « Haïti, il faudra se souvenir ». La terre a tremblé. Tout a basculé. 300 000 morts dénombrés dans le monde en ce début d’année. Mais comment être sûr des chiffres en pareilles circonstances ? La vie était joyeuse pourtant : sur les marchés, dans les boutiques, dans les rues animées des villes. Soudain le silence. La peur de la contamination. Plus de travail, plus d’écoles, plus de gais moments partagés entre voisins, entre amis, en famille. On se précipite dans les magasins avant l’instauration du couvre-feu. On stocke tout ce qui se conserve, on ne sait pas de quoi demain sera fait. Les enfants déjà se réjouissent de ces vacances inattendues : Noël c’était hier ! On achète pendant que l’argent est encore là. Dans les hôpitaux, les équipes s’affairent, serrent les dents. Oubliées les pénuries d’hier, oubliées les revendications et la grogne. Les ambulances arrivent en cortège. Les lits se remplissent. On suffoque dans les boxes. On s’agite dans les salles de « déchoquage ». La terre a tremblé. La police augmente ses rondes. Il faut rester vigilant, éviter les regroupements, repérer les resquilleurs, dissuader les profiteurs. On boucle les frontières. Les citadins fuient vers les campagnes pour échapper à la promiscuité favorable aux maladies, pour fuir la foule où chacun s’observe désormais avec suspicion. Les avions sont cloués au sol : ils ne laissent plus dans l’azur les blanches cicatrices de leur passage. La terre est malade, le ciel en convalescence. Les marchandises elles aussi ont cessé de circuler. Les fraises ne sont plus cueillies, les travailleurs saisonniers ont perdu droit de cité. Le pays se referme. On réapprend les bienfaits de ce qui est proche. Tout ralentit. On prend le temps alors d’observer ceux qu’on ne voyait plus. Ils ont toujours été là pourtant, malgré le séisme, présents au quotidien derrière leurs caisses enregistreuses, leurs camions-bennes, ou leurs balais-brosses. Désormais mis en avant. On accable les responsables politiques de tous les maux : amateurisme, impréparation, défaut d’anticipation. Ils ne contrôlent rien, naviguent à vue. Annoncent pourtant des milliards. Tout le monde a peur. La mort rôde, ce n’est pas normal qu’elle puisse désormais circuler ainsi, sans vergogne. Et tous ces experts qui ne sont pas d’accord entre eux : ce n’est pas acceptable. Incapables de parler d’une seule voix : ce n’est pas supportable ! Et ces vaccins qui n’arrivent pas, quelle perte de temps, quelle incompétence ! Deux mois déjà que tout cela a commencé, et on nous laisse plein d’incertitudes. Un sentiment qui nous effraie, nous, certains jusqu’alors de vivre à l’abri de remparts que l’on comprend soudain fragiles. Toute la journée, les clients se succèdent à l’arrière de mon taxi. Malgré la séparation en plexiglas qui désormais nous sépare, les discussions vont bon train. Je calme les révoltés, rassure les anxieux, remonte le moral des chefs d’entreprises dans la tourmente, remercie les soignants que je raccompagne après leur service. J’observe ce peuple dont je fais partie désormais. Toujours prompt à la critique. Je suis devenu l’un des leurs. Râleur, impatient, rageur envers le pouvoir. Envers les pouvoirs. Dix ans déjà que j’ai quitté Port-au-Prince après le séisme. L’Autre. Je revois mon lycée effondré. Tous ces enfants morts autour de moi. J’étais leur professeur de français. Je revois la plaie béante sur ma jambe, les os broyés dans les chairs. Le transport en avion, l’arrivée à Roissy. Toutes ces compétences et ces moyens qui faisaient défaut dans mon pays : Haïti. En ce mois de janvier 2010, la terre a tremblé. 300 000 morts sur mon île sidérée, démunie, disloquée, corrompue. Depuis, rien n’a changé. La misère, les maladies, l’argent détourné, les hôpitaux sans moyens. Alors parfois, quand je me plains de concert avec l’un de mes clients, une petite voix me dit : « Haïti, il faudra se souvenir ».