Depuis deux siècles, les économistes soutiennent que si les individus sont laissés à eux-mêmes, la Main Invisible conduira à un état socialement satisfaisant. Des périodes difficiles surviendront bien sûr, et il sera alors nécessaire de prendre les mesures appropriées pour « ramener les choses à la normale ». L’histoire ne donne pas raison à ce type de croyance. Nous avons navigué de crise en crise, et laissé les individus et les entreprises livrés à eux-mêmes ne produit pas le nirvana que beaucoup de « néo-libéraux » prétendent. Le monde s’est organisé de manière à privilégier l’« efficacité » à court terme et les chaînes d’approvisionnement « à flux tendu ». L’idée que l’on puisse vouloir avoir des capacités de réserve « juste au cas où » a été rejetée et nous en subissons maintenant les conséquences dramatiques. La crise actuelle n’a rien d’inédit, il suffit de penser aux grandes pandémies du passé, même si l’on prétend qu’il s’agit d’une situation entièrement nouvelle à laquelle nous n’aurions pas pu être préparés. Et ce, malgré des chiffres très médiatisés comme ceux de Bill Gates qui, lors d’un discours du TED en 2015 intitulé « La prochaine épidémie : Nous ne sommes pas prêts », a expliqué que nous ne devrions pas simplement réagir à chaque crise mais que nous devrions « jouer à des jeux d’épidémie et de crise » comme les militaires le font avec des jeux de guerre. La structure de notre système est propice à sa fragilité, avec des incitations individualistes à court terme dans un cadre qui est de plus en plus interconnecté et interdépendant. Comme le dit la comparaison prophétique d’Andy Haldane en 2010 : « Les saisies dans le réseau électrique, la dégradation des écosystèmes, la propagation des épidémies et la désintégration du système financier – chacun est essentiellement une branche différente du même arbre généalogique de réseau ». De son côté Ben Bernanke a affirmé que « la meilleure approche pour faire face à cette incertitude consiste à s’assurer que le système est fondamentalement résilient et que nous avons autant de dispositifs de sécurité et de secours que possible ». De telles observations ont rapidement été effacées des mémoires et, lorsque la pandémie a frappé, peu de réactions des gouvernements ont remis en cause le cadre économique existant. Emmanuel Macron a fait exception lorsqu’il a dit : « Cette pandémie révèle qu’il y a des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». Cet aveu de quelqu’un considéré comme un disciple de la déréglementation universelle suggère que le « consensus néo-libéral » est remis en question, bien que les impacts sur la politique économique restent à voir. La question est de savoir si l’on est prêt à accepter que notre système évolue en fonction des réactions aux crises successives, ou s’il est possible d’analyser la nature des crises pour éviter d’avoir à réagir simplement à chacune d’elles à tour de rôle. Bien que nous n’ayons pas créé la puissante armée d’experts de Bill Gates, nombreux sont ceux qui ont réfléchi en profondeur aux perturbations systémiques majeures. L’OCDE, par exemple, a créé l’initiative des Nouvelles approches des défis économiques (NAEC) en 2012 pour tirer les leçons de la crise de 2008. NAEC souligne la nécessité de considérer le monde comme un système adaptatif complexe dont le comportement est régi par l’interaction entre ses composantes. Les économistes reconnaissent désormais la nécessité d’intégrer plus efficacement le secteur financier dans la réflexion sur la politique macroéconomique et les contributeurs de NAEC, issus de domaines aussi divers que la recherche en physique statistique et les banques centrales, ont fait des propositions sur la manière d’y parvenir. Contrairement aux idées reçues, le fait d’être plus connecté n’a pas rendu le réseau financier plus robuste. Des caractéristiques macroéconomiques telles que la robustesse, l’incertitude radicale ou l’émergence ne peuvent être déduites, même à partir d’une connaissance détaillée des différentes composantes. Ces caractéristiques exigent des simulations et des modèles de calcul plutôt que des modèles analytiques qui fournissent des « solutions » exactes. NAEC se concentre également sur une autre caractéristique du système, la résilience, avec notamment Igor Linkov du Corps des ingénieurs de l’armée américaine, dans le cadre de sa mission de protection des populations contre les catastrophes majeures. Les travaux de Linkov mettent en évidence les compromis entre résilience et efficacité révélés par la crise Covid-19. Supprimer des lits d’hôpitaux ou s’en remettre à un seul fournisseur d’équipements de protection a peut-être rendu les systèmes de santé « plus efficaces », mais nous savons maintenant quel en est le prix. La pensée systémique suggère que les crises modernes peuvent rapidement perdre leur identité, une crise sanitaire devenant une crise économique. Il en va de même pour les épidémies. Le prix Nobel Angus Deaton a expliqué l’épidémie de « décès de désespoir » dus à l’addiction aux opioïdes, à l’alcoolisme et à la stagnation des salaires comme étant en fait le produit de plusieurs épidémies chacune intimement liée aux autres. De même, Joshua Epstein, professeur d’épidémiologie à l’université de New York, considère la pandémie actuelle comme le produit de deux épidémies, la maladie elle-même et la peur de la maladie. On pourrait ajouter une troisième épidémie, car les participants aux marchés financiers qui n’ont été ni infectés ni craintifs sont touchés par les deux premières épidémies par le biais des changements des indices boursiers. Tout cela souligne l’importance des récits. Le prix Nobel Bob Shiller souligne que les histoires ne se contentent pas d’expliquer la politique économique, mais qu’elles la façonnent aussi. À l’ère des médias sociaux, de nombreux récits sont basés sur de fausses nouvelles largement diffusées, mais il ne faut pas confondre rapidité de diffusion et profondeur d’impact. L’analyse de millions de tweets et retweets réalisée par David Chavalarias directeur de l’Institut des Systèmes Complexes à Paris pendant la campagne présidentielle française montre que les fausses nouvelles renforcent les préjugés existants mais ne convertissent pas ceux qui n’y sont pas favorables au départ. Aujourd’hui, « revenir à la normale » trouverait un écho auprès de ceux qui sont favorables au récit qui a dominé l’élaboration des politiques économiques au cours des dernières décennies. Ces forces d’inertie et ces intérêts particuliers qui résistent au changement oublieront rapidement que le système ne peut pas simplement être remis sur les rails et laissé comme avant, ce qui nous laisserait encore plus mal préparés pour la prochaine catastrophe que pour celle-ci. Dans la crise actuelle, le retour des experts sur le devant de la scène, notamment des « épidémiologistes », met en évidence le peu d’attention accordée par contre aux économistes, malgré les conséquences économiques de la pandémie. En effet, si les économistes réagissent à chaque crise en donnant immédiatement des prévisions sur les conséquences, soit leurs erreurs passées conduira à les ignorer soit ils provoqueront une panique non fondée. Il vaut mieux admettre qu’avec une incertitude aussi radicale, comme le soulignent John Kay et Mervyn King dans leur nouveau livre, « nous ne savons tout simplement pas ». Alan Kirman Directeur d’études EHESS Paris, Conseiller principal de l’initiative NAEC de l’OCDE sur les nouvelles approches aux défis économiques Depuis deux siècles, les économistes soutiennent que si les individus sont laissés à eux-mêmes, la Main Invisible conduira à un état socialement satisfaisant. Des périodes difficiles surviendront bien sûr, et il sera alors nécessaire de prendre les mesures appropriées pour « ramener les choses à la normale ». L’histoire ne donne pas raison à ce type de croyance. Nous avons navigué de crise en crise, et laissé les individus et les entreprises livrés à eux-mêmes ne produit pas le nirvana que beaucoup de « néo-libéraux » prétendent. Le monde s’est organisé de manière à privilégier l’« efficacité » à court terme et les chaînes d’approvisionnement « à flux tendu ». L’idée que l’on puisse vouloir avoir des capacités de réserve « juste au cas où » a été rejetée et nous en subissons maintenant les conséquences dramatiques. La crise actuelle n’a rien d’inédit, il suffit de penser aux grandes pandémies du passé, même si l’on prétend qu’il s’agit d’une situation entièrement nouvelle à laquelle nous n’aurions pas pu être préparés. Et ce, malgré des chiffres très médiatisés comme ceux de Bill Gates qui, lors d’un discours du TED en 2015 intitulé « La prochaine épidémie : Nous ne sommes pas prêts », a expliqué que nous ne devrions pas simplement réagir à chaque crise mais que nous devrions « jouer à des jeux d’épidémie et de crise » comme les militaires le font avec des jeux de guerre. La structure de notre système est propice à sa fragilité, avec des incitations individualistes à court terme dans un cadre qui est de plus en plus interconnecté et interdépendant. Comme le dit la comparaison prophétique d’Andy Haldane en 2010 : « Les saisies dans le réseau électrique, la dégradation des écosystèmes, la propagation des épidémies et la désintégration du système financier – chacun est essentiellement une branche différente du même arbre généalogique de réseau ». De son côté Ben Bernanke a affirmé que « la meilleure approche pour faire face à cette incertitude consiste à s’assurer que le système est fondamentalement résilient et que nous avons autant de dispositifs de sécurité et de secours que possible ». De telles observations ont rapidement été effacées des mémoires et, lorsque la pandémie a frappé, peu de réactions des gouvernements ont remis en cause le cadre économique existant. Emmanuel Macron a fait exception lorsqu’il a dit : « Cette pandémie révèle qu’il y a des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». Cet aveu de quelqu’un considéré comme un disciple de la déréglementation universelle suggère que le « consensus néo-libéral » est remis en question, bien que les impacts sur la politique économique restent à voir. La question est de savoir si l’on est prêt à accepter que notre système évolue en fonction des réactions aux crises successives, ou s’il est possible d’analyser la nature des crises pour éviter d’avoir à réagir simplement à chacune d’elles à tour de rôle. Bien que nous n’ayons pas créé la puissante armée d’experts de Bill Gates, nombreux sont ceux qui ont réfléchi en profondeur aux perturbations systémiques majeures. L’OCDE, par exemple, a créé l’initiative des Nouvelles approches des défis économiques (NAEC) en 2012 pour tirer les leçons de la crise de 2008. NAEC souligne la nécessité de considérer le monde comme un système adaptatif complexe dont le comportement est régi par l’interaction entre ses composantes. Les économistes reconnaissent désormais la nécessité d’intégrer plus efficacement le secteur financier dans la réflexion sur la politique macroéconomique et les contributeurs de NAEC, issus de domaines aussi divers que la recherche en physique statistique et les banques centrales, ont fait des propositions sur la manière d’y parvenir. Contrairement aux idées reçues, le fait d’être plus connecté n’a pas rendu le réseau financier plus robuste. Des caractéristiques macroéconomiques telles que la robustesse, l’incertitude radicale ou l’émergence ne peuvent être déduites, même à partir d’une connaissance détaillée des différentes composantes. Ces caractéristiques exigent des simulations et des modèles de calcul plutôt que des modèles analytiques qui fournissent des « solutions » exactes. NAEC se concentre également sur une autre caractéristique du système, la résilience, avec notamment Igor Linkov du Corps des ingénieurs de l’armée américaine, dans le cadre de sa mission de protection des populations contre les catastrophes majeures. Les travaux de Linkov mettent en évidence les compromis entre résilience et efficacité révélés par la crise Covid-19. Supprimer des lits d’hôpitaux ou s’en remettre à un seul fournisseur d’équipements de protection a peut-être rendu les systèmes de santé « plus efficaces », mais nous savons maintenant quel en est le prix. La pensée systémique suggère que les crises modernes peuvent rapidement perdre leur identité, une crise sanitaire devenant une crise économique. Il en va de même pour les épidémies. Le prix Nobel Angus Deaton a expliqué l’épidémie de « décès de désespoir » dus à l’addiction aux opioïdes, à l’alcoolisme et à la stagnation des salaires comme étant en fait le produit de plusieurs épidémies chacune intimement liée aux autres. De même, Joshua Epstein, professeur d’épidémiologie à l’université de New York, considère la pandémie actuelle comme le produit de deux épidémies, la maladie elle-même et la peur de la maladie. On pourrait ajouter une troisième épidémie, car les participants aux marchés financiers qui n’ont été ni infectés ni craintifs sont touchés par les deux premières épidémies par le biais des changements des indices boursiers. Tout cela souligne l’importance des récits. Le prix Nobel Bob Shiller souligne que les histoires ne se contentent pas d’expliquer la politique économique, mais qu’elles la façonnent aussi. À l’ère des médias sociaux, de nombreux récits sont basés sur de fausses nouvelles largement diffusées, mais il ne faut pas confondre rapidité de diffusion et profondeur d’impact. L’analyse de millions de tweets et retweets réalisée par David Chavalarias directeur de l’Institut des Systèmes Complexes à Paris pendant la campagne présidentielle française montre que les fausses nouvelles renforcent les préjugés existants mais ne convertissent pas ceux qui n’y sont pas favorables au départ. Aujourd’hui, « revenir à la normale » trouverait un écho auprès de ceux qui sont favorables au récit qui a dominé l’élaboration des politiques économiques au cours des dernières décennies. Ces forces d’inertie et ces intérêts particuliers qui résistent au changement oublieront rapidement que le système ne peut pas simplement être remis sur les rails et laissé comme avant, ce qui nous laisserait encore plus mal préparés pour la prochaine catastrophe que pour celle-ci. Dans la crise actuelle, le retour des experts sur le devant de la scène, notamment des « épidémiologistes », met en évidence le peu d’attention accordée par contre aux économistes, malgré les conséquences économiques de la pandémie. En effet, si les économistes réagissent à chaque crise en donnant immédiatement des prévisions sur les conséquences, soit leurs erreurs passées conduira à les ignorer soit ils provoqueront une panique non fondée. Il vaut mieux admettre qu’avec une incertitude aussi radicale, comme le soulignent John Kay et Mervyn King dans leur nouveau livre, « nous ne savons tout simplement pas ».