Tu[1]es dans un camp, ou sur une route, ou dans un lieu improbable en attente d’un nouveau départ pour une nouvelle destination. Peut-être es-tu enfermé, au moment où je t’écris, dans une de ces structures froides ou l’on stocke des êtres de partout et de nulle part ; ces structures que les États et les administrations nomment des « centres de rétention ». Rétention. Du latin retentio qui signifie « action de retenir, de maintenir ». On retient pour empêcher toute circulation. La rétention est discontinuité, l’errant est stoppé dans sa route ; en un mot il ne peut plus la continuer. Mais cette retenue est aléatoire : retenue aujourd’hui, « libre » le lendemain parce qu’on ne sait pas quoi faire de celui que l’on retient. La détention, quant à elle, a partie liée au fait de tenir ; d’avoir à sa disposition, par la force, quelqu’un qui ne se possède plus, le temps de la peine à effectuer. La rétention est une possession précaire. La détention est une possession sûre et assurée. Ici un nomade égaré obligé de s’arrêter ; là un coupable contraint d’accomplir sa pénitence. La différence entre toi et moi, c’est que toi, tu n’es plus chez toi parce que tu n’as plus de toit ; sans demeure que tu habitais naturellement, avec évidence ; dépossédé d’un sol sur lequel tu pouvais te sentir exister. Tu es sans refuge et les gens (médias, politiques, militants, bénévoles, etc.), pour les plus disposés d’entre eux, t’appellent même « réfugié ». Moi, je vis dans un monde relativement protégé. Ne va pas croire que tout est sérénité et opulence dans le monde que j’habite et qui me permet de t’écrire sans peur. L’enfer existe, le malheur à répétition s’observe à vue d’œil ici aussi. Je vis dans la capitale de la France ; là où il y a, entre autres, des riches, des presque pauvres et des vrais pauvres. Il y a quelques jours, un journaliste d’un journal du soir titrait ainsi son article « Dans un monde confiné, près de 280 millions de travailleurs migrants ne savent plus où est leur pays » (Le monde, 12/05/2020). Le pays d’accueil qui les exploite sans vergogne n’en veut plus car ils seraient, réellement ou possiblement, contaminés par la Covid-19. Mais leur pays d’origine n’en veut pas non plus car ils sont une ressource financière très appréciable et puis, de toute façon, l’infrastructure sanitaire susceptible de les prendre en charge est soit insuffisante, soit totalement délabrée. Toi que l’on nomme « réfugié », tu n’es pas dans cette situation car ta vie, au moment où je t’écris, ne s’est pas stabilisée dans un pays hôte. Le vouloir par la lutte collective est quasiment impossible. Les subsahariens en Libye en sont une démonstration sans appel. Ta vie, toi le « réfugié », est faite de petits et de grands déplacements, de bifurcations, d’allers et retours, de haltes, d’attentes, de faux espoirs, d’embrouilles avec les passeurs, de multiples violences parce que tu es noir, femme, mineur. Avant ton départ contraint de chez toi, nous étions, toi et moi, déjà séparés par le statut, les ressources, la nationalité, et beaucoup d’autres choses. Mon pays est stable depuis que je suis né (les militaires ne viennent pas chez moi et ne m’ont jamais fait peur) et toi tu es de passage chez les autres, depuis longtemps et encore pour longtemps. Et puis vient le coronavirus qu’on a appelé la Covid-19. Une calamité pour tous ; un drame pour des milliers de personnes et de familles. Pour toi, inconnu des services administratifs des pays que tu traverses, l’absence de documents officiels faisant de toi un être officieux, la rencontre avec la Covid-19 est venue s’ajouter à la terrible crainte de voir surgir le pire : mourir comme un « chien », seul sans les tiens pour t’accompagner jusqu’à ta dernière demeure, là où reposent et reposeront ceux et celles auxquels tu appartiens. Une plaisanterie ou une tragédie, je ne sais comment nommer cette morgue bureaucratique demandant à des gens qui ne possèdent comme seule ressource et comme seule force que leur force de circulation, « d’appliquer les règles sanitaires » et « les gestes barrières ». Faut-il être aveugle ou inculte à ce point pour ne pas se rendre compte que, lorsque l’on n’a rien d’autre à sa disposition qu’un corps épuisé et menacé de toutes parts (partout et tout au long du chemin d’errance), il est impossible d’appliquer les gestes barrières pour produire la réponse imparable à la propagation de la Covid-19. Comment fais-tu, toi le « réfugié » entassé dans un camp ou dans un squat ou dans une pièce où dorment 30 « locataires » dans 15 m2, pour t’assurer d’un mètre de distance avec ton prochain ? « Lavez-vous très souvent les mains au savon ou au gel hydroalcoolique » ne cesse-t-on de répéter. Moi je le peux, sans difficulté aucune. Mais je lisais dans mon journal préféré que, dans certains camps en Europe (pas uniquement en Afrique), pour se laver, les « réfugiés » doivent parcourir des centaines de mètres. Et l’ONG Médecins sans frontière nous apprend qu’en Grèce il y a des camps ou « 1330 personnes se disputent un seul point d’eau »… sans savon. Penses-tu, toi l’inconnu, que le pire est à venir ? Je connais ta réponse : toi, tes camarades d’infortune et les habitants du pays hôte, vous serez en grand nombre victimes du virus juste après… la guerre et la misère. Les virus affectionnent, et la Covid-19 tout particulièrement, les regroupements dans les pires conditions sanitaires. C’est Emmanuel Levinas, dans Totalité et infini, qui disait que l’autre est d’abord un visage. Un visage qui excède, de loin, ce qui le constitue en propre : la forme de son nez, de sa bouche, de ses yeux, la couleur de sa peau, etc. Il s’agit bien plutôt, pour t’avoir souvent observé sans connaître ton nom, du visage de la vulnérabilité et du dénuement. Tu n’es pas misérable toi que je n’ai jamais rencontré totalement. Parfois, je me suis lié à toi par l’échange informel ou l’entretien sociologique. Ce fut pour moi, à travers ton visage (le visage d’un sujet), rechercher le sens d’une expérience, d’une épreuve. Les tiennes bien sûr, mais aussi, pourquoi ne pas le dire, les miennes. La pensée pour cet inconnu errant persiste. Elle restera aussi obsédante qu’éternellement insaisissable. Tu as toujours été, pour moi, femme parmi les femmes, hommes parmi les hommes, enfants parmi les enfants. Attente et solitude sont ta condition ontologique. Comme nous tous. Singularité et universalité sont ton identité permanente et fondamentale. Comme nous tous. À cela, la Covid-19 ne pourra jamais rien. Patience. À tous ceux qui ne te saisissaient que par ton « masque » (masca en latin tardif, signifiant « masque » et aussi « sorcière » ou « spectre, démon »), un jour, tu pourras leur dire : voici mon visage, le plus utile pour moi, car il me permettra d’être nommé ; et aussi d’être aimé et de prétendre, comme tout le monde, d’avoir le droit d’être heureux. [1] Le « tu » est sans distinction entre une femme, un homme ou un mineur. Tu es dans un camp, ou sur une route, ou dans un lieu improbable en attente d’un nouveau départ pour une nouvelle destination. Peut-être es-tu enfermé, au moment où je t’écris, dans une de ces structures froides ou l’on stocke des êtres de partout et de nulle part ; ces structures que les États et les administrations nomment des « centres de rétention ». Rétention. Du latin retentio qui signifie « action de retenir, de maintenir ». On retient pour empêcher toute circulation. La rétention est discontinuité, l’errant est stoppé dans sa route ; en un mot il ne peut plus la continuer. Mais cette retenue est aléatoire : retenue aujourd’hui, « libre » le lendemain parce qu’on ne sait pas quoi faire de celui que l’on retient. La détention, quant à elle, a partie liée au fait de tenir ; d’avoir à sa disposition, par la force, quelqu’un qui ne se possède plus, le temps de la peine à effectuer. La rétention est une possession précaire. La détention est une possession sûre et assurée. Ici un nomade égaré obligé de s’arrêter ; là un coupable contraint d’accomplir sa pénitence. La différence entre toi et moi, c’est que toi, tu n’es plus chez toi parce que tu n’as plus de toit ; sans demeure que tu habitais naturellement, avec évidence ; dépossédé d’un sol sur lequel tu pouvais te sentir exister. Tu es sans refuge et les gens (médias, politiques, militants, bénévoles, etc.), pour les plus disposés d’entre eux, t’appellent même « réfugié ». Moi, je vis dans un monde relativement protégé. Ne va pas croire que tout est sérénité et opulence dans le monde que j’habite et qui me permet de t’écrire sans peur. L’enfer existe, le malheur à répétition s’observe à vue d’œil ici aussi. Je vis dans la capitale de la France ; là où il y a, entre autres, des riches, des presque pauvres et des vrais pauvres. Il y a quelques jours, un journaliste d’un journal du soir titrait ainsi son article « Dans un monde confiné, près de 280 millions de travailleurs migrants ne savent plus où est leur pays » (Le monde, 12/05/2020). Le pays d’accueil qui les exploite sans vergogne n’en veut plus car ils seraient, réellement ou possiblement, contaminés par la Covid-19. Mais leur pays d’origine n’en veut pas non plus car ils sont une ressource financière très appréciable et puis, de toute façon, l’infrastructure sanitaire susceptible de les prendre en charge est soit insuffisante, soit totalement délabrée. Toi que l’on nomme « réfugié », tu n’es pas dans cette situation car ta vie, au moment où je t’écris, ne s’est pas stabilisée dans un pays hôte. Le vouloir par la lutte collective est quasiment impossible. Les subsahariens en Libye en sont une démonstration sans appel. Ta vie, toi le « réfugié », est faite de petits et de grands déplacements, de bifurcations, d’allers et retours, de haltes, d’attentes, de faux espoirs, d’embrouilles avec les passeurs, de multiples violences parce que tu es noir, femme, mineur. Avant ton départ contraint de chez toi, nous étions, toi et moi, déjà séparés par le statut, les ressources, la nationalité, et beaucoup d’autres choses. Mon pays est stable depuis que je suis né (les militaires ne viennent pas chez moi et ne m’ont jamais fait peur) et toi tu es de passage chez les autres, depuis longtemps et encore pour longtemps. Et puis vient le coronavirus qu’on a appelé la Covid-19. Une calamité pour tous ; un drame pour des milliers de personnes et de familles. Pour toi, inconnu des services administratifs des pays que tu traverses, l’absence de documents officiels faisant de toi un être officieux, la rencontre avec la Covid-19 est venue s’ajouter à la terrible crainte de voir surgir le pire : mourir comme un « chien », seul sans les tiens pour t’accompagner jusqu’à ta dernière demeure, là où reposent et reposeront ceux et celles auxquels tu appartiens. Une plaisanterie ou une tragédie, je ne sais comment nommer cette morgue bureaucratique demandant à des gens qui ne possèdent comme seule ressource et comme seule force que leur force de circulation, « d’appliquer les règles sanitaires » et « les gestes barrières ». Faut-il être aveugle ou inculte à ce point pour ne pas se rendre compte que, lorsque l’on n’a rien d’autre à sa disposition qu’un corps épuisé et menacé de toutes parts (partout et tout au long du chemin d’errance), il est impossible d’appliquer les gestes barrières pour produire la réponse imparable à la propagation de la Covid-19. Comment fais-tu, toi le « réfugié » entassé dans un camp ou dans un squat ou dans une pièce où dorment 30 « locataires » dans 15 m2, pour t’assurer d’un mètre de distance avec ton prochain ? « Lavez-vous très souvent les mains au savon ou au gel hydroalcoolique » ne cesse-t-on de répéter. Moi je le peux, sans difficulté aucune. Mais je lisais dans mon journal préféré que, dans certains camps en Europe (pas uniquement en Afrique), pour se laver, les « réfugiés » doivent parcourir des centaines de mètres. Et l’ONG Médecins sans frontière nous apprend qu’en Grèce il y a des camps ou « 1330 personnes se disputent un seul point d’eau »… sans savon. Penses-tu, toi l’inconnu, que le pire est à venir ? Je connais ta réponse : toi, tes camarades d’infortune et les habitants du pays hôte, vous serez en grand nombre victimes du virus juste après… la guerre et la misère. Les virus affectionnent, et la Covid-19 tout particulièrement, les regroupements dans les pires conditions sanitaires. C’est Emmanuel Levinas, dans Totalité et infini, qui disait que l’autre est d’abord un visage. Un visage qui excède, de loin, ce qui le constitue en propre : la forme de son nez, de sa bouche, de ses yeux, la couleur de sa peau, etc. Il s’agit bien plutôt, pour t’avoir souvent observé sans connaître ton nom, du visage de la vulnérabilité et du dénuement. Tu n’es pas misérable toi que je n’ai jamais rencontré totalement. Parfois, je me suis lié à toi par l’échange informel ou l’entretien sociologique. Ce fut pour moi, à travers ton visage (le visage d’un sujet), rechercher le sens d’une expérience, d’une épreuve. Les tiennes bien sûr, mais aussi, pourquoi ne pas le dire, les miennes. La pensée pour cet inconnu errant persiste. Elle restera aussi obsédante qu’éternellement insaisissable. Tu as toujours été, pour moi, femme parmi les femmes, hommes parmi les hommes, enfants parmi les enfants. Attente et solitude sont ta condition ontologique. Comme nous tous. Singularité et universalité sont ton identité permanente et fondamentale. Comme nous tous. À cela, la Covid-19 ne pourra jamais rien. Patience. À tous ceux qui ne te saisissaient que par ton « masque » (masca en latin tardif, signifiant « masque » et aussi « sorcière » ou « spectre, démon »), un jour, tu pourras leur dire : voici mon visage, le plus utile pour moi, car il me permettra d’être nommé ; et aussi d’être aimé et de prétendre, comme tout le monde, d’avoir le droit d’être heureux.