Parole(s) autour de... Le petit carnet des Editions Parole - Hors série 1

Un Petit carnet « Hors série » pour donner la parole, c’est prévisible pour une maison d’édition, surtout quand on s’appelle Parole, surtout quand on vient de créer le Petit carnet, un appel vers le mouvement dans une période imposée d’immobilité. Ce qui l’est moins, c’est de déroger à ce long temps nécessaire à la fabrication d’un livre. Chaque texte, lorsque l’auteur le dépose, impose encore le temps qu’il lui faut pour mûrir, le temps qu’il nous faut pour être prêt à le publier. C’est un temps utile, un temps précieux, nous le prenons. Ce qui l’est moins, c’est de rompre le temps de la fiction, le plus souvent hors temps, même si elle est daté d’hier, d’aujourd’hui ou de demain. Lire, c’est aussi perdre la notion du temps. Beaucoup d’entre nous ont lu pour passer les heures, pour réfléchir, rêver, pour voyager, pour s’extraire de ce temps qui nous échappait, pour oublier, pour s’évader … d’un temps et d’un espace clos et menaçant. Oui, les livres font du bien. Ce qui l’est moins, c’est d’être dans le temps immédiat, non pas dans l’urgence, avec la volonté d’agir dès aujourd’hui pour demain. C’est d’être dans l’espace, sans frontières - qu’elles soient géographiques, culturelles ou sociales - un des aspects les plus positifs et constructifs offert par la technologie d’internet. C’est d’ouvrir cet espace « Hors série » sur le monde et d’y inviter aussi d’autres personnes que nos auteurs, nos lecteurs, nos libraires, nos partenaires … C’est de solliciter des textes, des paroles, pour répondre à la question « On décide quoi pour demain ? » sans promesse d’édition papier, en s’adressant plus particulièrement à ceux qui savent, ceux qui, sur le terrain ou dans la recherche, expérimentent, réfléchissent, ont des connaissances et des outils que nous n’avons pas tous. Nous les remercions, très sincèrement, de prendre sur leur temps et de nous rejoindre avec générosité, vous et nous, pour partager leurs analyses, leurs convictions, leurs espoirs et ainsi, donner vie à ce carnet de notes. C’est notre acte d’engagement et de solidarité pour maintenant et demain, ici et plus loin, au-delà des frontières, comme d’autres le font aussi. Nous remercions aussi, du fond du cœur, Pierre Micheletti et Daniel Nahon. Ce sont les deux premières personnes que nous avons sollicitées et qui ont répondu immédiatement, concrètement et sans conditions, créant ainsi un élan fondateur. Alors, « On décide quoi pour demain ? » Lisons ces regards sur « notre » demain et gageons qu’à nous tous, au-delà des paroles, nous avons la capacité d’agir.

Page 37 : Le petit carnet des Editions Parole - Hors série 1

Je ne crains pas de le confesser, le confinement me pèse parfois et même énormément à certains moments. Du dixième étage d’un immeuble moderne et sécurisé 24h/24, confiné dans un bel appartement de soixante mètres carrés, aéré et ensoleillé dès l’aurore, j’observe Luanda. Pas de souci pour moi, même si je suis seul, sans les rires et grimaces des enfants, sans le regard tendre de ma compagne, sans amis à mes côtés, sans liens sociaux autres que ceux permis par les réseaux téléphoniques et informatiques. Malgré cette situation privilégiée, ou peut-être à cause d’elle, je suis habité par certains questionnements que je croyais profondément enfouis. À Luanda comme à Saint-Denis, à Bogota et à Calcutta comme à New York City, le confinement quasi mondial provoque une déflagration et met en exergue une réalité pourtant bien connue : nous ne sommes pas tous égaux face aux crises. Il me renvoie par ailleurs à la question qui me taraude depuis quelques semaines : quel monde vais-je laisser à mes enfants après cette énième crise multidimensionnelle, sanitaire, politique, économique, sociale, environnementale ?   La quasi-paralysie de la majorité des pays résultant de la pandémie du Covid-19 a conduit, pour cause de confinement, des centaines de millions d’individus à devenir des orphelins sociaux du jour au lendemain : un état contre nature à l’être humain. À l’heure du déconfinement, les impacts globaux de la pandémie sanitaire sur nos sociétés, notamment européennes et africaines, sont à mesurer et cela prendra du temps : ces impacts seront de toute évidence sans précédent car multidimensionnels comme le suggèrent de nombreux chercheurs, analystes et observateurs de toutes disciplines, politiques… Le (géo)politique, l’économique, le sociétal et la sphère culturelle seront concernés par le flux de questionnements portant sur notre mode d’organisation puis de fonctionnement aux plans local, national et mondial. Dans ce cadre, la question de la relation Europe-Afrique/Afrique-Europe ne peut être soustraite à ce devoir d’introspection constructive. En ces temps de remises en question salutaires, pourquoi ne pas saisir opportunément cette ouverture (qui ne durera sûrement pas) pour changer le regard que nous portons sur le continent voisin et réviser nos relations politiques avec l’Afrique. Un continent si proche de nous par bien des aspects et si éloigné par des milliers d’autres, vis-à-vis duquel nous avons une posture ambivalente, liée sans doute à une histoire commune tortueuse et dont nous ne parvenons pas à nous extirper. Il est pourtant essentiel d’y parvenir aujourd’hui. Oui, il est urgent que nous, peuples et décideurs français et européens, peuples et décideurs africains, réinventions cette relation transcontinentale. Militant de la solidarité internationale dans les années 1985/1990, je suis devenu à partir des années 2000 un expert en coopération internationale. En une trentaine d’années, j’ai vu changer les concepts, les pratiques, les discours. Aujourd’hui, il faut du résultat, du concret, du tangible, qui se manifestent sur des courbes, par des chiffres, des schémas qui ont tous pour objectif de montrer qu’un euro investi correspond à trois personnes sorties de la pauvreté. Mais est-ce aujourd’hui le bon mode de raisonnement ? Notre relation avec le contient africains doit-il toujours s’agencer autour, soit de la problématique de l’aide – humanitaire ou au développement –, soit dans le cadre de partenariats politiques, économiques aussi momentanés que la chenille qui se transforme dans ce magnifique papillon au beau nom de Flambé mais à la vie éphémère ? Et ce ne sont pas les Objectifs du Développement Durable (les fameux ODD, bible actuelle des experts en développement), même partiellement atteints, ni la relocalisation de l’aide (dernier concept en date) toujours dirigée par le nord, ni enfin les déclarations politiques, les accords de partenariats, les contrats commerciaux signés ici et là qui changeront la donne de façon durable. Cinq défis à relever pour un avenir commun Afrique-Europe La réflexion à mener sur la reconstruction de la relation entre les deux continents est d’autant plus urgente que nous faisons face à cinq défis majeurs dont les résolutions définiront l’architecture du monde de demain, l’alliance entre l’Afrique et l’Europe constituant un axe fort de ce monde à venir. Le changement climatique est actuellement perceptible non plus d’une année sur l’autre comme il n’y a pas encore si longtemps mais d’un mois sur l’autre. Les conclusions du cinquième rapport (synthèse) du GIEC sont glaçantes : « L’influence de l’homme sur le système climatique est claire et en augmentation, avec des incidences observées sur tous les continents. Si on ne les maîtrise pas, les changements climatiques vont accroître le risque de conséquences graves, généralisées et irréversibles pour l’être humain et les écosystèmes ». Le rapport 2017 du European Marine Board (EMB) nous informe que dans les cinquante années à venir (c’est demain !) la montée des eaux pourrait affecter 20 % de la population mondiale soit 1,4 milliard de personnes. Des territoires disparaîtront tandis que de nouvelles routes s’ouvriront, notamment autour du Pôle Nord, et de nouvelles contrées feront l’objet de nouvelles conquêtes. Dans le même temps, en juin 2018, le Centre Commun de Recherche (CCR, le service scientifique interne à la Commission européenne) publiait sa nouvelle édition de l’Atlas mondial de la désertification. Le document repris par le Nouvel Obs dans son article du 2 août 2018 indique que « durant les vingt dernières années, la pression sur les terres et les sols s’est accrue de manière dramatique » et que « la désertification n’est pas qu’une affaire de grands déserts. En Europe, elle touche 8 % du territoire, plus particulièrement en Europe du sud, de l’est et du centre, avec 13 pays touchés et 14 millions d’hectares « fortement sensibles » ». Par ailleurs en termes de dégradation « les terres cultivables perdent leurs qualités nutritives, deviennent moins favorables à la pousse des végétaux, la terre perd sa structure… ». Toujours selon l’Atlas du CCR « les trois quarts des terres de la planète seraient aujourd’hui dégradées et 90 % pourraient le devenir d’ici 2050 ». Par ailleurs « globalement, une surface équivalente à la moitié de celle de l’Union européenne (4,18 millions de km2) est dégradée annuellement, l’Afrique et l’Asie étant les plus affectées » précise encore ce document. La mobilité humaine a concerné en 2019 plus de 270 millions de personnes (3,5 % de la population mondiale contre 2,8 % en 2000) vivant dans un autre pays que celui de leur naissance. Et parmi eux, selon un récent rapport de l’OCDE repris par Le Monde « seuls 300 000 Africains sont arrivés dans les pays de l’organisation en 2018 », ce qui corrige « l’image fausse d’une Europe envahie ». Le rapport de la Banque mondiale de mars 2018 évoque 143 millions de migrants climatiques de plus d’ici à 2050 et l’ONU évalue la possibilité que ces futurs flux se situent dans une fourchette allant de 250 millions à 1 milliard de personnes sur la même période si on ajoute les conflits terribles qui seront engendrés par les tensions climatiques à venir. On peut donc dire que deux éléments structureront cette mobilité humaine accrue : l’insécurité économique (plus que la pauvreté) d’une part et la persistance des tensions dues aux changements climatiques d’autre part. La concentration urbaine va se poursuivre. L’homo-urbain est une réalité depuis l’année 2007 puisque c’est à cette date qu’a été franchie la barre de 50 % de la population mondiale vivant désormais en milieu urbain. En 2050, près de 2 personnes sur 3 vivront en zone urbaine, soit plus de 65 % des 9,7 milliards de populations mondiales attendues. Les experts prévoient que 95 % de l’extension de l’urbanisation aura lieu dans les villes du Sud dans les deux prochaines décennies. L’Afrique, continent qui compte plus d’un milliard de personnes dont 40 % vivent en milieu urbain, verra sa population doubler d’ici 2050 et les prévisions montrent que 60 % de cette population seront établis en milieu urbain, soit environ 1,23 milliard d’individus. D’ici 2030, il faudra construire plus de 2 milliards de logements dans le monde, soit près de 100 000 par jour. Les défis économiques, environnementaux, sociaux, sécuritaires et politiques à venir sont gigantesques. Seule la mobilisation concertée de tous les acteurs dans tous les secteurs concernés pourra apporter des solutions innovantes aux défis qui s’annoncent.  L’explosion technologique et le basculement vers l’ère de la convergence industrie-services-numérique (notion développée par Pierre Veltz dans la revue électronique annuelle franco-allemande Trivium de 2018) sont en accélération. « Big data, robotisation, intelligence artificielle (IA) et objets connectés (un marché estimé à 10 000 milliards de dollars USD en 2025) : ces profondes mutations technologiques nous mènent vers une numérisation globale où hommes et machines doivent plus que jamais interagir à travers le digital » nous prévient la revue Challenge du 6 avril 2020. Dans tous les domaines, l’organisation en tuyaux d’orgue laisse place à une démarche interdisciplinaire, horizontale, collaborative et connectée. La 5G et les nouvelles technologies de communication qui se profilent pour les 20 prochaines années, soutenues par de forts investissements stratégiques, constitueront assurément l’un des piliers d’une nouvelle dépendance de l’organisation humaine interconnectée. Le monde du travail et l’organisation sociale actuelle qui en résulte après plus de 150 ans de nombreuses tensions/négociations en seront profondément bouleversés. Un autre mode de mobilisation/rémunération de la force de travail reste à concevoir dans un contexte d’expansion de la robotique, ce qui conduira au mieux à (re)négocier un nouveau contrat social assurant le droit à une vie digne pour tous, au pire à la généralisation de l’ubérisation du travail. L’émergence de nouvelles puissances mondiales déjà actives sur les plans économique et militaire et la tentation autoritaire d’un certain nombre de pays constituent des réalités politiques majeures. Elles sont évoquées à demi-mot dans le rapport 2015 de L’European Strategy and Policy Analysis System (ESPAS) intitulé Tendances mondiales à l’horizon 2030, où on lit que parmi les 5 tendances mondiales annoncées « l’interdépendance des pays, qui est aujourd’hui une réalité, ne va pas de pair avec le renforcement de la gouvernance mondiale. L’ordre mondial est plus précaire et imprévisible ». Dans le monde multipolaire où se nouent des alliances d’opportunité, à l’image du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine, où chaque pays joue toutefois sa propre partition), l’Europe, malgré ses nombreux atouts paraît bien frileuse, dépassée par les enjeux mondiaux qui se dessinent, impuissante à apporter une réponse collective, coordonnée et combative. Les pays membres ont pourtant conscience des défis actuel et à venir à moyen et long terme mais… chacun de son côté. Tous, ou presque, possèdent des outils d’analyse et de prospective, mais c’est comme si le fonctionnement de l’Union européenne ne permettait une approche collective qu’à court terme, rythmée par des budgets sur sept ans âprement négociés et présentés par chaque pays comme une victoire de premier ordre en termes de politique intérieure. Pendant ce temps, faute de projet commun, certains décident en Europe comme dans des pays en périphérie de muscler leur gouvernance politique, souvent via l’emploi des nouvelles technologies, dont la gestion des datas notamment. Ils suivent en cela une tendance lourde déjà à l’œuvre en Asie, dans différents pays du continent américain, au Moyen-Orient et dans quelques pays africains. Tendance durable vers l’autoritarisme ? Le pire est à craindre.   Construire une alliance démocratique Afrique-Europe pour un développement commun. Le monde à venir s’annonce férocement compétitif. Nous devons, Français et Européens, penser au-delà du présent, tirer des conclusions, faire des hypothèses de travail et adapter notre stratégie politico-économique pour être dans la course qui s’engage. Nous devons définir, en partenariat avec d’autres, l’architecture et les règles de la gouvernance d’un monde dont les contours se dessinent déjà. Finalement que voulons-nous ? Un monde de confrontation ou un monde de coopération ? Tel me paraît être le choix politique et donc stratégique à opérer. À ce jour, soyons réalistes, c’est un monde multipolaire et de confrontation qui se dessine. La Chine, les États-Unis, la Russie, l’Inde, le Japon, et d’autres pays de second rang, partenaires ou débiteurs de l’une ou l’autre des grandes puissances en présence, sont déjà en train de se préparer à l’hypothèse belliciste. Cette vision ne doit pas, ne peut pas être celle de la France, de l’Europe et de l’Afrique si proches. Nous devons opter pour un monde de coopération, seul capable de préserver le progrès et le bien-être pour le plus grand nombre possible des 9 milliards d’êtres humains annoncés pour 2050. Telle doit être notre vision, tel est notre devoir, tel est notre intérêt partagé avec l’Afrique si nous voulons avoir voix au chapitre dans la structuration du monde qui se prépare. Il nous appartient d’imposer politiquement notre démarche et non de subir celle des autres. Pour cela, il faut peser en termes de puissance géographique, énergétique, économique et politique, en termes de vitalité et de potentiel humain, culturel, technologique, et aussi, il faut le dire (malheureusement), en termes de puissance militaire. Il ne s’agit plus de tendre une main ambiguë aux pays et peuples africains, de bâtir des partenariats d’opportunité éphémères, mais de construire sur le long terme une alliance démocratique entre l’Europe et l’Afrique. Une nouvelle relation équilibrée, respectueuse et bénéfique pour chacun doit devenir un axe majeur de la politique étrangère française et européenne. Pour cela l’UE doit se réformer pour se renforcer en devenant plus cohérente, plus démocratique, solidaire, protectrice et plus… sereine. En réalisant un tel projet, dans 30 ans, c’est plus de 2 milliards de personnes qui vivront dans un espace politique, économique, social, environnemental et sécuritaire commun dont la gouvernance démocratique, l’innovation et recherche soucieuse du développement durable, la liberté de circulation des biens, des investissements et des personnes, l’expression des cultures et la préservation des libertés fondamentales constitueraient les fondements de cette alliance avant tout politique. Celle-ci représenterait un tel contre-poids face aux autres centres de pouvoir en cours de constitution que l’intérêt de tous les pays serait d’engager une coopération mondiale. Les Routes de la soie ne seraient plus à sens unique, l’Aigle toujours majestueux ne déploierait plus ses ailes avec pour seul objectif de tout contrôler, l’Ours solide sur ses pattes arrière participerait à l’équilibre du monde dont il dépend aussi. Bien entendu, il faut discuter, échanger, élaborer des stratégies, concevoir des intentions, des objectifs et des résultats à court, moyen et long terme ; définir des méthodes d’action et les moyens nécessaires. Des milliers d’obstacles se présentent et se présenteront encore sur le chemin de la construction de cet ensemble commun. L’incertitude saisira sans doute maintes fois les parties prenantes avec le risque de briser la volonté d’aller de l’avant. Mais je suis certain que la construction d’un tel avenir avec nos amis et alliés africains ouvre une perspective à long terme, solide, sécurisante, bénéfique et soutenue par le plus grand nombre. Délire onirique lié à un excès de confinement ? Loin de me croire l’égal des illustres fondateurs de ce qui est devenu l’Union européenne, il semble que l’on disait peu de bien de ceux-ci lorsqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, choisissant la coopération plutôt que la préparation à une énième confrontation, ils envisagèrent de construire une nouvelle alliance économique puis politique entre des pays historiquement ennemis. Certes le contexte est différent : à l’époque le communisme porté par l’Union soviétique triomphait et l’établissement d’un espace social-démocrate prospère apparaissait comme un contre-point salutaire. Mais à y regarder de plus près, 75 ans plus tard, dans un contexte géo-politique totalement différent, n’existe-t-il pas des similitudes ? Ne sommes-nous pas face à un monde qui se redessine, obligeant cette fois l’Afrique et l’Europe à se redéfinir et à redéfinir leur relation sans tarder, faute de quoi elles ne seront que les spectatrices impuissantes d’une recomposition qui a déjà commencé. Le débat est ouvert ! José Da Costa expert technique pour une agence française de coopération internationale. En poste en Angola Je ne crains pas de le confesser, le confinement me pèse parfois et même énormément à certains moments. Du dixième étage d’un immeuble moderne et sécurisé 24h/24, confiné dans un bel appartement de soixante mètres carrés, aéré et ensoleillé dès l’aurore, j’observe Luanda. Pas de souci pour moi, même si je suis seul, sans les rires et grimaces des enfants, sans le regard tendre de ma compagne, sans amis à mes côtés, sans liens sociaux autres que ceux permis par les réseaux téléphoniques et informatiques. Malgré cette situation privilégiée, ou peut-être à cause d’elle, je suis habité par certains questionnements que je croyais profondément enfouis. À Luanda comme à Saint-Denis, à Bogota et à Calcutta comme à New York City, le confinement quasi mondial provoque une déflagration et met en exergue une réalité pourtant bien connue : nous ne sommes pas tous égaux face aux crises. Il me renvoie par ailleurs à la question qui me taraude depuis quelques semaines : quel monde vais-je laisser à mes enfants après cette énième crise multidimensionnelle, sanitaire, politique, économique, sociale, environnementale ? La quasi-paralysie de la majorité des pays résultant de la pandémie du Covid-19 a conduit, pour cause de confinement, des centaines de millions d’individus à devenir des orphelins sociaux du jour au lendemain : un état contre nature à l’être humain. À l’heure du déconfinement, les impacts globaux de la pandémie sanitaire sur nos sociétés, notamment européennes et africaines, sont à mesurer et cela prendra du temps : ces impacts seront de toute évidence sans précédent car multidimensionnels comme le suggèrent de nombreux chercheurs, analystes et observateurs de toutes disciplines, politiques… Le (géo)politique, l’économique, le sociétal et la sphère culturelle seront concernés par le flux de questionnements portant sur notre mode d’organisation puis de fonctionnement aux plans local, national et mondial. Dans ce cadre, la question de la relation Europe-Afrique/Afrique-Europe ne peut être soustraite à ce devoir d’introspection constructive. En ces temps de remises en question salutaires, pourquoi ne pas saisir opportunément cette ouverture (qui ne durera sûrement pas) pour changer le regard que nous portons sur le continent voisin et réviser nos relations politiques avec l’Afrique. Un continent si proche de nous par bien des aspects et si éloigné par des milliers d’autres, vis-à-vis duquel nous avons une posture ambivalente, liée sans doute à une histoire commune tortueuse et dont nous ne parvenons pas à nous extirper. Il est pourtant essentiel d’y parvenir aujourd’hui. Oui, il est urgent que nous, peuples et décideurs français et européens, peuples et décideurs africains, réinventions cette relation transcontinentale. Militant de la solidarité internationale dans les années 1985/1990, je suis devenu à partir des années 2000 un expert en coopération internationale. En une trentaine d’années, j’ai vu changer les concepts, les pratiques, les discours. Aujourd’hui, il faut du résultat, du concret, du tangible, qui se manifestent sur des courbes, par des chiffres, des schémas qui ont tous pour objectif de montrer qu’un euro investi correspond à trois personnes sorties de la pauvreté. Mais est-ce aujourd’hui le bon mode de raisonnement ? Notre relation avec le contient africains doit-il toujours s’agencer autour, soit de la problématique de l’aide – humanitaire ou au développement –, soit dans le cadre de partenariats politiques, économiques aussi momentanés que la chenille qui se transforme dans ce magnifique papillon au beau nom de Flambé mais à la vie éphémère ? Et ce ne sont pas les Objectifs du Développement Durable (les fameux ODD, bible actuelle des experts en développement), même partiellement atteints, ni la relocalisation de l’aide (dernier concept en date) toujours dirigée par le nord, ni enfin les déclarations politiques, les accords de partenariats, les contrats commerciaux signés ici et là qui changeront la donne de façon durable. Cinq défis à relever pour un avenir commun Afrique-Europe La réflexion à mener sur la reconstruction de la relation entre les deux continents est d’autant plus urgente que nous faisons face à cinq défis majeurs dont les résolutions définiront l’architecture du monde de demain, l’alliance entre l’Afrique et l’Europe constituant un axe fort de ce monde à venir. Le changement climatique est actuellement perceptible non plus d’une année sur l’autre comme il n’y a pas encore si longtemps mais d’un mois sur l’autre. Les conclusions du cinquième rapport (synthèse) du GIEC sont glaçantes : « L’influence de l’homme sur le système climatique est claire et en augmentation, avec des incidences observées sur tous les continents. Si on ne les maîtrise pas, les changements climatiques vont accroître le risque de conséquences graves, généralisées et irréversibles pour l’être humain et les écosystèmes ». Le rapport 2017 du European Marine Board (EMB) nous informe que dans les cinquante années à venir (c’est demain !) la montée des eaux pourrait affecter 20 % de la population mondiale soit 1,4 milliard de personnes. Des territoires disparaîtront tandis que de nouvelles routes s’ouvriront, notamment autour du Pôle Nord, et de nouvelles contrées feront l’objet de nouvelles conquêtes. Dans le même temps, en juin 2018, le Centre Commun de Recherche (CCR, le service scientifique interne à la Commission européenne) publiait sa nouvelle édition de l’Atlas mondial de la désertification. Le document repris par le Nouvel Obs dans son article du 2 août 2018 indique que « durant les vingt dernières années, la pression sur les terres et les sols s’est accrue de manière dramatique » et que « la désertification n’est pas qu’une affaire de grands déserts. En Europe, elle touche 8 % du territoire, plus particulièrement en Europe du sud, de l’est et du centre, avec 13 pays touchés et 14 millions d’hectares « fortement sensibles » ». Par ailleurs en termes de dégradation « les terres cultivables perdent leurs qualités nutritives, deviennent moins favorables à la pousse des végétaux, la terre perd sa structure… ». Toujours selon l’Atlas du CCR « les trois quarts des terres de la planète seraient aujourd’hui dégradées et 90 % pourraient le devenir d’ici 2050 ». Par ailleurs « globalement, une surface équivalente à la moitié de celle de l’Union européenne (4,18 millions de km2) est dégradée annuellement, l’Afrique et l’Asie étant les plus affectées » précise encore ce document. La mobilité humaine a concerné en 2019 plus de 270 millions de personnes (3,5 % de la population mondiale contre 2,8 % en 2000) vivant dans un autre pays que celui de leur naissance. Et parmi eux, selon un récent rapport de l’OCDE repris par Le Monde « seuls 300 000 Africains sont arrivés dans les pays de l’organisation en 2018 », ce qui corrige « l’image fausse d’une Europe envahie ». Le rapport de la Banque mondiale de mars 2018 évoque 143 millions de migrants climatiques de plus d’ici à 2050 et l’ONU évalue la possibilité que ces futurs flux se situent dans une fourchette allant de 250 millions à 1 milliard de personnes sur la même période si on ajoute les conflits terribles qui seront engendrés par les tensions climatiques à venir. On peut donc dire que deux éléments structureront cette mobilité humaine accrue : l’insécurité économique (plus que la pauvreté) d’une part et la persistance des tensions dues aux changements climatiques d’autre part. La concentration urbaine va se poursuivre. L’homo-urbain est une réalité depuis l’année 2007 puisque c’est à cette date qu’a été franchie la barre de 50 % de la population mondiale vivant désormais en milieu urbain. En 2050, près de 2 personnes sur 3 vivront en zone urbaine, soit plus de 65 % des 9,7 milliards de populations mondiales attendues. Les experts prévoient que 95 % de l’extension de l’urbanisation aura lieu dans les villes du Sud dans les deux prochaines décennies. L’Afrique, continent qui compte plus d’un milliard de personnes dont 40 % vivent en milieu urbain, verra sa population doubler d’ici 2050 et les prévisions montrent que 60 % de cette population seront établis en milieu urbain, soit environ 1,23 milliard d’individus. D’ici 2030, il faudra construire plus de 2 milliards de logements dans le monde, soit près de 100 000 par jour. Les défis économiques, environnementaux, sociaux, sécuritaires et politiques à venir sont gigantesques. Seule la mobilisation concertée de tous les acteurs dans tous les secteurs concernés pourra apporter des solutions innovantes aux défis qui s’annoncent. L’explosion technologique et le basculement vers l’ère de la convergence industrie-services-numérique (notion développée par Pierre Veltz dans la revue électronique annuelle franco-allemande Trivium de 2018) sont en accélération. « Big data, robotisation, intelligence artificielle (IA) et objets connectés (un marché estimé à 10 000 milliards de dollars USD en 2025) : ces profondes mutations technologiques nous mènent vers une numérisation globale où hommes et machines doivent plus que jamais interagir à travers le digital » nous prévient la revue Challenge du 6 avril 2020. Dans tous les domaines, l’organisation en tuyaux d’orgue laisse place à une démarche interdisciplinaire, horizontale, collaborative et connectée. La 5G et les nouvelles technologies de communication qui se profilent pour les 20 prochaines années, soutenues par de forts investissements stratégiques, constitueront assurément l’un des piliers d’une nouvelle dépendance de l’organisation humaine interconnectée. Le monde du travail et l’organisation sociale actuelle qui en résulte après plus de 150 ans de nombreuses tensions/négociations en seront profondément bouleversés. Un autre mode de mobilisation/rémunération de la force de travail reste à concevoir dans un contexte d’expansion de la robotique, ce qui conduira au mieux à (re)négocier un nouveau contrat social assurant le droit à une vie digne pour tous, au pire à la généralisation de l’ubérisation du travail. L’émergence de nouvelles puissances mondiales déjà actives sur les plans économique et militaire et la tentation autoritaire d’un certain nombre de pays constituent des réalités politiques majeures. Elles sont évoquées à demi-mot dans le rapport 2015 de L’European Strategy and Policy Analysis System (ESPAS) intitulé Tendances mondiales à l’horizon 2030, où on lit que parmi les 5 tendances mondiales annoncées « l’interdépendance des pays, qui est aujourd’hui une réalité, ne va pas de pair avec le renforcement de la gouvernance mondiale. L’ordre mondial est plus précaire et imprévisible ». Dans le monde multipolaire où se nouent des alliances d’opportunité, à l’image du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine, où chaque pays joue toutefois sa propre partition), l’Europe, malgré ses nombreux atouts paraît bien frileuse, dépassée par les enjeux mondiaux qui se dessinent, impuissante à apporter une réponse collective, coordonnée et combative. Les pays membres ont pourtant conscience des défis actuel et à venir à moyen et long terme mais… chacun de son côté. Tous, ou presque, possèdent des outils d’analyse et de prospective, mais c’est comme si le fonctionnement de l’Union européenne ne permettait une approche collective qu’à court terme, rythmée par des budgets sur sept ans âprement négociés et présentés par chaque pays comme une victoire de premier ordre en termes de politique intérieure. Pendant ce temps, faute de projet commun, certains décident en Europe comme dans des pays en périphérie de muscler leur gouvernance politique, souvent via l’emploi des nouvelles technologies, dont la gestion des datas notamment. Ils suivent en cela une tendance lourde déjà à l’œuvre en Asie, dans différents pays du continent américain, au Moyen-Orient et dans quelques pays africains. Tendance durable vers l’autoritarisme ? Le pire est à craindre. Construire une alliance démocratique Afrique-Europe pour un développement commun. Le monde à venir s’annonce férocement compétitif. Nous devons, Français et Européens, penser au-delà du présent, tirer des conclusions, faire des hypothèses de travail et adapter notre stratégie politico-économique pour être dans la course qui s’engage. Nous devons définir, en partenariat avec d’autres, l’architecture et les règles de la gouvernance d’un monde dont les contours se dessinent déjà. Finalement que voulons-nous ? Un monde de confrontation ou un monde de coopération ? Tel me paraît être le choix politique et donc stratégique à opérer. À ce jour, soyons réalistes, c’est un monde multipolaire et de confrontation qui se dessine. La Chine, les États-Unis, la Russie, l’Inde, le Japon, et d’autres pays de second rang, partenaires ou débiteurs de l’une ou l’autre des grandes puissances en présence, sont déjà en train de se préparer à l’hypothèse belliciste. Cette vision ne doit pas, ne peut pas être celle de la France, de l’Europe et de l’Afrique si proches. Nous devons opter pour un monde de coopération, seul capable de préserver le progrès et le bien-être pour le plus grand nombre possible des 9 milliards d’êtres humains annoncés pour 2050. Telle doit être notre vision, tel est notre devoir, tel est notre intérêt partagé avec l’Afrique si nous voulons avoir voix au chapitre dans la structuration du monde qui se prépare. Il nous appartient d’imposer politiquement notre démarche et non de subir celle des autres. Pour cela, il faut peser en termes de puissance géographique, énergétique, économique et politique, en termes de vitalité et de potentiel humain, culturel, technologique, et aussi, il faut le dire (malheureusement), en termes de puissance militaire. Il ne s’agit plus de tendre une main ambiguë aux pays et peuples africains, de bâtir des partenariats d’opportunité éphémères, mais de construire sur le long terme une alliance démocratique entre l’Europe et l’Afrique. Une nouvelle relation équilibrée, respectueuse et bénéfique pour chacun doit devenir un axe majeur de la politique étrangère française et européenne. Pour cela l’UE doit se réformer pour se renforcer en devenant plus cohérente, plus démocratique, solidaire, protectrice et plus… sereine. En réalisant un tel projet, dans 30 ans, c’est plus de 2 milliards de personnes qui vivront dans un espace politique, économique, social, environnemental et sécuritaire commun dont la gouvernance démocratique, l’innovation et recherche soucieuse du développement durable, la liberté de circulation des biens, des investissements et des personnes, l’expression des cultures et la préservation des libertés fondamentales constitueraient les fondements de cette alliance avant tout politique. Celle-ci représenterait un tel contre-poids face aux autres centres de pouvoir en cours de constitution que l’intérêt de tous les pays serait d’engager une coopération mondiale. Les Routes de la soie ne seraient plus à sens unique, l’Aigle toujours majestueux ne déploierait plus ses ailes avec pour seul objectif de tout contrôler, l’Ours solide sur ses pattes arrière participerait à l’équilibre du monde dont il dépend aussi. Bien entendu, il faut discuter, échanger, élaborer des stratégies, concevoir des intentions, des objectifs et des résultats à court, moyen et long terme ; définir des méthodes d’action et les moyens nécessaires. Des milliers d’obstacles se présentent et se présenteront encore sur le chemin de la construction de cet ensemble commun. L’incertitude saisira sans doute maintes fois les parties prenantes avec le risque de briser la volonté d’aller de l’avant. Mais je suis certain que la construction d’un tel avenir avec nos amis et alliés africains ouvre une perspective à long terme, solide, sécurisante, bénéfique et soutenue par le plus grand nombre. Délire onirique lié à un excès de confinement ? Loin de me croire l’égal des illustres fondateurs de ce qui est devenu l’Union européenne, il semble que l’on disait peu de bien de ceux-ci lorsqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, choisissant la coopération plutôt que la préparation à une énième confrontation, ils envisagèrent de construire une nouvelle alliance économique puis politique entre des pays historiquement ennemis. Certes le contexte est différent : à l’époque le communisme porté par l’Union soviétique triomphait et l’établissement d’un espace social-démocrate prospère apparaissait comme un contre-point salutaire. Mais à y regarder de plus près, 75 ans plus tard, dans un contexte géo-politique totalement différent, n’existe-t-il pas des similitudes ? Ne sommes-nous pas face à un monde qui se redessine, obligeant cette fois l’Afrique et l’Europe à se redéfinir et à redéfinir leur relation sans tarder, faute de quoi elles ne seront que les spectatrices impuissantes d’une recomposition qui a déjà commencé. Le débat est ouvert !