Après la crise financière de 2008, certains ont prédit des changements rapides et profonds dans la mondialisation. Mais la croissance des PIB de tous les pays (y compris par tête) et du commerce international n’a connu en 2008-2009 qu’un accident, avant de reprendre sa courbe ascendante. De la même façon, à l’échelle macroéconomique, l’arrêt temporaire de l’activité mondiale observé aujourd’hui ne devrait pas affecter les tendances globales observées depuis au moins quatre décennies. On voit mal en effet les gouvernements d’une bonne centaine de pays dits « émergents », représentant six milliards d’individus, abandonner leurs efforts pour doter leur territoire d’infrastructures (souvent plus modernes que celles des pays « émergés »), pour favoriser l’éclosion d’activités industrielles et de services qui procurent des emplois à leur population (des deux sexes, et j’insiste sur cette tendance lourde), et pour préparer leurs générations futures. À l’échelle globale, les crises se traduisent par des transferts de richesse et des changements de bénéficiaires des revenus distribués et de la richesse, certes parfois brutaux, mais localisés et qui n’affectent que peu l’inflexion du mouvement général de croissance. On n’est donc pas à l’orée d’une ère de « décroissance » mondiale, appelée des vœux de certains économistes. L’intensité de la reprise dépendra de la vigueur des politiques de relance, dispute classique entre ceux qui craignent les emballements inflationnistes lorsqu’on injecte massivement des liquidités dans l’économie et ceux qui remarquent que la conjoncture apparemment durable de taux d’intérêt quasi nuls peut favoriser la réussite de programmes à grande échelle, à l’instar du plan Marshall qui avait contribué à relever les économies européennes après la guerre il y a 75 ans. À l’échelle microéconomique, les perdants seront les malchanceux qui opèrent dans des secteurs économiques mis à l’arrêt, et qui échappent aux protections que les politiques sociales et de solidarité ont mis en place depuis 1945 avec plus ou moins de couvertures selon les pays. Les gagnants seront ceux qui ont habilement saisi des opportunités pour capter un pouvoir d’achat réorienté par la main invisible du COVID-19. Mais comme souvent dans les crises, les activités les plus solides par leur adéquation à la demande, à l’humeur du temps, ou marquées par la qualité de leur management seront très résilientes, alors que d’autres plus fragiles ou sur le déclin s’effondreront comme s’est effondrée aux États-Unis entre 1905 et 1915 l’industrie des calèches (buggies) qui avait prospéré dans ce pays pendant tout le dix-neuvième siècle. C’est précisément l’exemple des calèches qui invite à méditer sur l’après COVID-19. Les images de calèches du bas et du haut de gamme avec tous leurs accessoires s’étalaient encore majestueusement dans les pages de l’imposant catalogue de 1000 pages « Sears et Robuck 1902 » qui faisait rêver les familles du bord lac du Michigan comme le firent en France les catalogues de Manufrance ou de La Redoute. Dix ans plus tard, les photos de Chicago ou de New York, dont témoignent les vieilles cartes postales, ne nous montrent plus que des rues encombrées de véhicules à moteur. Fini les calèches ! Le XXe siècle a certes débuté aux États-Unis en 1903 avec la production industrielle d’automobiles à Detroit mais la suprématie de ce mode de locomotion ne s’est imposée que progressivement entre 1910 et 1925. L’automobile avait certes été embryonnaire dès 1870 en France et en Allemagne, mais dans un état similaire à celui de l’Intelligence artificielle pointant son nez dans le laboratoire marseillais pionnier du professeur Colmerauer à la fin des années 1970. Les économistes mettent souvent en avant l’héritage légué par les méthodes de cette industrie (le Taylorisme et le Fordisme) et qui ont déterminé les modes de production de biens et de services tout au long du XXe siècle. Leurs séquelles s’en manifestent encore cent vingt ans plus tard en France dans de nombreuses entreprises et administrations (plus souvent dans leurs travers que dans leurs vertus). Mais la véritable révolution en germe dans cette nouvelle technologie de locomotion allait résider dans un changement de perception de l’espace provoquant un bouleversement des modes de vie. En deux à trois décennies, la totalité de l’espèce humaine a été contaminée par son virus, d’abord dans les grandes villes américaines ou européennes mais très rapidement dans les régions reculées d’Amérique du Sud, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie... Les premiers acheteurs de véhicules, au-delà de quelques aristocrates modernistes, étaient des professionnels : des médecins pouvant soigner plus rapidement et plus loin, des agriculteurs pouvant rejoindre des marchés de gros distants, des fonctionnaires pouvant mieux administrer des territoires reculés, des politiques rencontrer leurs électeurs à l’échelle régionale, des ingénieurs et techniciens pour rejoindre leurs chantiers, sans oublier les militaires qui ont vite exploité son intérêt (cf. les « taxis de la Marne » convoyant au Front les troupes lors de la Première Guerre mondiale). L’utilisation du moteur à explosion dans l’aviation a ensuite fini de conférer au vingtième siècle une maîtrise de l’espace, singulière et inconnue dans les siècles précédents. Le vingtième siècle est celui d’une technologie permettant le déplacement à des vitesses décuplées, voire centuplées, mais dont les effets n’ont véritablement commencé de se manifester à échelle globale qu’à partir de 1920. Par une sorte de mouvement inverse, le COVID-19 pourrait être l’événement annonciateur du rideau qui se tire sur ce vingtième siècle et marquer le vrai début du vingt et unième avec la conscience progressive d’un espace abstrait que l’on n’a plus besoin de se représenter avant de s’y aventurer et que l’on peut parcourir instantanément sans avoir à se déplacer. Le confinement dans toutes les grandes villes de la planète et les efforts entrepris pour en atténuer les effets en recourant aux technologies de communication et aux intelligences artificielles (elles s’insinuent continuellement dans nos smartphones et nos maisons) accélèrent la prise de conscience que nos activités économiques et sociales s’inscrivent dans un nouvel espace. Ce nouveau virus de la communication instantanée et sans limites pourrait se propager encore plus vite que le désir incoercible des familles américaines de 1910 de posséder une Ford T, car le coût d’acquisition de ce véhicule le réservait d’abord aux couches les plus aisées de la classe moyenne et aux professionnels. Dans le cas présent, même si l’on peut observer çà et là des inégalités dans l’accès à la technologie, celui-ci est infiniment moins onéreux. Pour en être édifié, il suffit de côtoyer les migrants arrivant d’Afrique à Marseille, tous pourvu d’un smartphone avec les adresses utiles et les plans à suivre pour se fondre rapidement dans la communauté tout en continuant à communiquer quotidiennement avec leur famille à des milliers de kilomètres. Leur perception de l’espace international s’éloigne fort de celle que je pouvais nourrir moi-même lorsque je préparais mon doctorat à Chicago au début des années soixante-dix. Ma seule source d’information sur la France était un condensé succinct du « Monde », reçu avec trois jours de retard à la bibliothèque de l’université. Les lettres mettaient une semaine à parvenir, et il me coûtait 3 à 4 % de ma bourse pour avoir chaque mois une conversation téléphonique de quelques minutes avec ma famille marseillaise qui faisait alors partie des chanceux pourvus d’une ligne (mais souvent sans tonalité !). Pour ne prendre qu’un exemple de la révolution qui se profile, la forme dans laquelle l’institution universitaire accomplit sa mission n’a pas changé depuis l’antique Museum d’Alexandrie qui concentrait en un même lieu, sous l’inspiration des muses éponymes, un centre de recherche, la célèbre bibliothèque disparue, et des amphithéâtres. Ce modèle est encore celui de mon université d’Aix-Marseille et de ses sœurs de la Sorbonne ou de Toulouse. Leurs pratiques d’éducation et de transmission du savoir ainsi que le rôle des professeurs sont restés quasiment inchangés depuis leur fondation multiséculaire. Hormis la solution du précepteur dans les familles riches, on ne pouvait certes imaginer au cours des siècles précédents, pour des raisons évidentes d’économie d’échelle, d’enseigner sans faire se déplacer les corps. Au milieu du vingtième siècle, des formules d’enseignement distant se sont développées mais ce modèle n’a jamais été envisagé comme une voie royale dans l’enseignement supérieur. Tout comme il existe des formules pour les malvoyants et les malentendants il n’était qu’une sorte de pis-aller pour les « mal-déplaçants » si l’on peut dire, et était repoussé par ceux qui pouvaient maîtriser pleinement la faculté de se déplacer. Mais depuis quelques années, on assiste au déclassement rapide de l’impératif d’un espace dédié pour l’éducation, dans lequel sont rassemblés tous les équipements et sont conviés tous les acteurs à heures fixes. Parallèlement le rôle des enseignants est en train de se modifier rapidement par les nouvelles voies d’apprentissage ouvertes par la technologie et par le besoin de formation tout au long de la vie. L’après COVID-19 devrait accélérer la remise en cause de la suprématie de ce modèle vieux de plus de deux mille ans. On entend certes de nombreux acteurs du système universitaire proclamer que le « présentiel » est irremplaçable et que le cours in situ est indispensable. Celui-ci l’est peut-être dans l’enseignement primaire et au collège, où l’interaction physique prépare à la vie sociale, mais la présence physique est-elle vraiment dans l’enseignement supérieur la seule « voie royale » à l’exclusive des autres ? En 1915, on entendait encore beaucoup de voix pour défendre le rôle du cheval contre la voiture car celui-ci pouvait passer partout et sans besoin d’infrastructure lourde associée et parce que de surcroît, le lien affectif avec l’animal était irremplaçable. Pourra-t-on un jour être major de Normale supérieure sans jamais avoir mis les pieds à la rue d’Ulm ? J’entends des voix criant au blasphème mais je persiste à croire que l’évolution va s’accélérer dans ce sens. Il ne s’agira que de l’effet de la transformation graduelle de notre appréhension de l’espace et de la disparition du lien que nous établissons inconsciemment entre le désir du face à face et l’espace à parcourir pour y parvenir. À la préoccupation du déplacement, tissu de toutes nos activités économiques et sociales, se substituera largement celle de leur synchronisation dans un monde sans distance et sans délai. Peut-on penser par exemple que des enfants qui, vers 2050, auront vécu des aventures virtuelles dans des lieux prestigieux de la planète (en holographie, avec relief, bruits, odeurs, et mêmes aléas pour le frisson) éprouveront autant que nous le besoin d’aller les visiter quand ils seront adultes, de surcroît au risque de contaminations ? La transition s’accélérera bien sûr dans d’autres domaines de l’activité économique et sociale, en particulier dans le statut du travail posté sur site dans les entreprises et les administrations. Les plus prompts à percevoir les signaux de cette évolution et les plus innovateurs occupent déjà le devant de la scène depuis quelques années, d’autres se contenteront de suivre le mouvement, d’autres de le contempler voire de le combattre pour perpétuer les institutions et pratiques passées. La combinaison du réseau et de l’intelligence artificielle avec l’impression 3D pourrait aussi permettre de relocaliser des industries, limitant les transports de certaines marchandises. Et il se pourrait alors que des pays qualifiés au siècle précédent de « sous-développés » deviennent des leaders dans des secteurs entiers de la vie économique et sociale parce qu’ils n’auront pas eu à se débarrasser des décombres des anciennes institutions. L’Afrique, par exemple, où le téléphone mobile est partout répandu, n’a pas eu besoin de l’étape du fixe généralisé pour assurer sa couverture réseau sur tout le continent, et ses institutions médicales ou universitaires sont en expérimentation d’accès direct aux malades ou aux étudiants. Le COVID-19 devrait être ainsi à l’échelle mondiale un accélérateur de la propagation de nouveaux modes économiques et sociaux qui étaient en gestation depuis la généralisation du téléphone mobile à la fin du XXe siècle. On peut donc espérer que le volume de déplacements professionnels, qui n’a cessé de progresser depuis cent vingt ans, s’infléchisse, facilitant la mise en œuvre de politiques urbaines nouvelles et atténuant les émissions de GES. Imprévisible à ce jour est l’effet à long terme sur le partage du territoire entre les grandes métropoles, les petites villes et les zones à faible densité de population. Le sort de la Planète, son climat et sa biodiversité resteront certes des sujets de controverses vives quant aux effets de ces changements. Les esprits prométhéens, généralement optimistes, en attendront le meilleur tandis que les esprits anthropocéniques, généralement pessimistes, en redouteront le pire. Le vingt et unième siècle vient peut-être de vraiment commencer en janvier 2020 à la faveur du COVID-19 et les doctrines et les idées qui ont marqué son prédécesseur que cette pandémie emporte, vont progressivement se figer pour n’être plus qu’un patrimoine, certes à protéger, mais de moins en moins à maintenir en vie à tout prix. Lors de la mort d’un Pape qui ouvrait l’ère de son successeur, on prononçait la phrase rituelle « Sic transit gloria mundi » (ainsi change la gloire du monde) pour rappeler que les hommes, comme les institutions, sont mortels. La formule s’applique aussi aux siècles défunts ! Pierre Bateau : Après la crise financière de 2008, certains ont prédit des changements rapides et profonds dans la mondialisation. Mais la croissance des PIB de tous les pays (y compris par tête) et du commerce international n’a connu en 2008-2009 qu’un accident, avant de reprendre sa courbe ascendante. De la même façon, à l’échelle macroéconomique, l’arrêt temporaire de l’activité mondiale observé aujourd’hui ne devrait pas affecter les tendances globales observées depuis au moins quatre décennies. On voit mal en effet les gouvernements d’une bonne centaine de pays dits « émergents », représentant six milliards d’individus, abandonner leurs efforts pour doter leur territoire d’infrastructures (souvent plus modernes que celles des pays « émergés »), pour favoriser l’éclosion d’activités industrielles et de services qui procurent des emplois à leur population (des deux sexes, et j’insiste sur cette tendance lourde), et pour préparer leurs générations futures. À l’échelle globale, les crises se traduisent par des transferts de richesse et des changements de bénéficiaires des revenus distribués et de la richesse, certes parfois brutaux, mais localisés et qui n’affectent que peu l’inflexion du mouvement général de croissance. On n’est donc pas à l’orée d’une ère de « décroissance » mondiale, appelée des vœux de certains économistes. L’intensité de la reprise dépendra de la vigueur des politiques de relance, dispute classique entre ceux qui craignent les emballements inflationnistes lorsqu’on injecte massivement des liquidités dans l’économie et ceux qui remarquent que la conjoncture apparemment durable de taux d’intérêt quasi nuls peut favoriser la réussite de programmes à grande échelle, à l’instar du plan Marshall qui avait contribué à relever les économies européennes après la guerre il y a 75 ans. À l’échelle microéconomique, les perdants seront les malchanceux qui opèrent dans des secteurs économiques mis à l’arrêt, et qui échappent aux protections que les politiques sociales et de solidarité ont mis en place depuis 1945 avec plus ou moins de couvertures selon les pays. Les gagnants seront ceux qui ont habilement saisi des opportunités pour capter un pouvoir d’achat réorienté par la main invisible du COVID-19. Mais comme souvent dans les crises, les activités les plus solides par leur adéquation à la demande, à l’humeur du temps, ou marquées par la qualité de leur management seront très résilientes, alors que d’autres plus fragiles ou sur le déclin s’effondreront comme s’est effondrée aux États-Unis entre 1905 et 1915 l’industrie des calèches (buggies) qui avait prospéré dans ce pays pendant tout le dix-neuvième siècle. C’est précisément l’exemple des calèches qui invite à méditer sur l’après COVID-19. Les images de calèches du bas et du haut de gamme avec tous leurs accessoires s’étalaient encore majestueusement dans les pages de l’imposant catalogue de 1000 pages « Sears et Robuck 1902 » qui faisait rêver les familles du bord lac du Michigan comme le firent en France les catalogues de Manufrance ou de La Redoute. Dix ans plus tard, les photos de Chicago ou de New York, dont témoignent les vieilles cartes postales, ne nous montrent plus que des rues encombrées de véhicules à moteur. Fini les calèches ! Le XXe siècle a certes débuté aux États-Unis en 1903 avec la production industrielle d’automobiles à Detroit mais la suprématie de ce mode de locomotion ne s’est imposée que progressivement entre 1910 et 1925. L’automobile avait certes été embryonnaire dès 1870 en France et en Allemagne, mais dans un état similaire à celui de l’Intelligence artificielle pointant son nez dans le laboratoire marseillais pionnier du professeur Colmerauer à la fin des années 1970. Les économistes mettent souvent en avant l’héritage légué par les méthodes de cette industrie (le Taylorisme et le Fordisme) et qui ont déterminé les modes de production de biens et de services tout au long du XXe siècle. Leurs séquelles s’en manifestent encore cent vingt ans plus tard en France dans de nombreuses entreprises et administrations (plus souvent dans leurs travers que dans leurs vertus). Mais la véritable révolution en germe dans cette nouvelle technologie de locomotion allait résider dans un changement de perception de l’espace provoquant un bouleversement des modes de vie. En deux à trois décennies, la totalité de l’espèce humaine a été contaminée par son virus, d’abord dans les grandes villes américaines ou européennes mais très rapidement dans les régions reculées d’Amérique du Sud, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie... Les premiers acheteurs de véhicules, au-delà de quelques aristocrates modernistes, étaient des professionnels : des médecins pouvant soigner plus rapidement et plus loin, des agriculteurs pouvant rejoindre des marchés de gros distants, des fonctionnaires pouvant mieux administrer des territoires reculés, des politiques rencontrer leurs électeurs à l’échelle régionale, des ingénieurs et techniciens pour rejoindre leurs chantiers, sans oublier les militaires qui ont vite exploité son intérêt (cf. les « taxis de la Marne » convoyant au Front les troupes lors de la Première Guerre mondiale). L’utilisation du moteur à explosion dans l’aviation a ensuite fini de conférer au vingtième siècle une maîtrise de l’espace, singulière et inconnue dans les siècles précédents. Le vingtième siècle est celui d’une technologie permettant le déplacement à des vitesses décuplées, voire centuplées, mais dont les effets n’ont véritablement commencé de se manifester à échelle globale qu’à partir de 1920. Par une sorte de mouvement inverse, le COVID-19 pourrait être l’événement annonciateur du rideau qui se tire sur ce vingtième siècle et marquer le vrai début du vingt et unième avec la conscience progressive d’un espace abstrait que l’on n’a plus besoin de se représenter avant de s’y aventurer et que l’on peut parcourir instantanément sans avoir à se déplacer. Le confinement dans toutes les grandes villes de la planète et les efforts entrepris pour en atténuer les effets en recourant aux technologies de communication et aux intelligences artificielles (elles s’insinuent continuellement dans nos smartphones et nos maisons) accélèrent la prise de conscience que nos activités économiques et sociales s’inscrivent dans un nouvel espace. Ce nouveau virus de la communication instantanée et sans limites pourrait se propager encore plus vite que le désir incoercible des familles américaines de 1910 de posséder une Ford T, car le coût d’acquisition de ce véhicule le réservait d’abord aux couches les plus aisées de la classe moyenne et aux professionnels. Dans le cas présent, même si l’on peut observer çà et là des inégalités dans l’accès à la technologie, celui-ci est infiniment moins onéreux. Pour en être édifié, il suffit de côtoyer les migrants arrivant d’Afrique à Marseille, tous pourvu d’un smartphone avec les adresses utiles et les plans à suivre pour se fondre rapidement dans la communauté tout en continuant à communiquer quotidiennement avec leur famille à des milliers de kilomètres. Leur perception de l’espace international s’éloigne fort de celle que je pouvais nourrir moi-même lorsque je préparais mon doctorat à Chicago au début des années soixante-dix. Ma seule source d’information sur la France était un condensé succinct du « Monde », reçu avec trois jours de retard à la bibliothèque de l’université. Les lettres mettaient une semaine à parvenir, et il me coûtait 3 à 4 % de ma bourse pour avoir chaque mois une conversation téléphonique de quelques minutes avec ma famille marseillaise qui faisait alors partie des chanceux pourvus d’une ligne (mais souvent sans tonalité !). Pour ne prendre qu’un exemple de la révolution qui se profile, la forme dans laquelle l’institution universitaire accomplit sa mission n’a pas changé depuis l’antique Museum d’Alexandrie qui concentrait en un même lieu, sous l’inspiration des muses éponymes, un centre de recherche, la célèbre bibliothèque disparue, et des amphithéâtres. Ce modèle est encore celui de mon université d’Aix-Marseille et de ses sœurs de la Sorbonne ou de Toulouse. Leurs pratiques d’éducation et de transmission du savoir ainsi que le rôle des professeurs sont restés quasiment inchangés depuis leur fondation multiséculaire. Hormis la solution du précepteur dans les familles riches, on ne pouvait certes imaginer au cours des siècles précédents, pour des raisons évidentes d’économie d’échelle, d’enseigner sans faire se déplacer les corps. Au milieu du vingtième siècle, des formules d’enseignement distant se sont développées mais ce modèle n’a jamais été envisagé comme une voie royale dans l’enseignement supérieur. Tout comme il existe des formules pour les malvoyants et les malentendants il n’était qu’une sorte de pis-aller pour les « mal-déplaçants » si l’on peut dire, et était repoussé par ceux qui pouvaient maîtriser pleinement la faculté de se déplacer. Mais depuis quelques années, on assiste au déclassement rapide de l’impératif d’un espace dédié pour l’éducation, dans lequel sont rassemblés tous les équipements et sont conviés tous les acteurs à heures fixes. Parallèlement le rôle des enseignants est en train de se modifier rapidement par les nouvelles voies d’apprentissage ouvertes par la technologie et par le besoin de formation tout au long de la vie. L’après COVID-19 devrait accélérer la remise en cause de la suprématie de ce modèle vieux de plus de deux mille ans. On entend certes de nombreux acteurs du système universitaire proclamer que le « présentiel » est irremplaçable et que le cours in situ est indispensable. Celui-ci l’est peut-être dans l’enseignement primaire et au collège, où l’interaction physique prépare à la vie sociale, mais la présence physique est-elle vraiment dans l’enseignement supérieur la seule « voie royale » à l’exclusive des autres ? En 1915, on entendait encore beaucoup de voix pour défendre le rôle du cheval contre la voiture car celui-ci pouvait passer partout et sans besoin d’infrastructure lourde associée et parce que de surcroît, le lien affectif avec l’animal était irremplaçable. Pourra-t-on un jour être major de Normale supérieure sans jamais avoir mis les pieds à la rue d’Ulm ? J’entends des voix criant au blasphème mais je persiste à croire que l’évolution va s’accélérer dans ce sens. Il ne s’agira que de l’effet de la transformation graduelle de notre appréhension de l’espace et de la disparition du lien que nous établissons inconsciemment entre le désir du face à face et l’espace à parcourir pour y parvenir. À la préoccupation du déplacement, tissu de toutes nos activités économiques et sociales, se substituera largement celle de leur synchronisation dans un monde sans distance et sans délai. Peut-on penser par exemple que des enfants qui, vers 2050, auront vécu des aventures virtuelles dans des lieux prestigieux de la planète (en holographie, avec relief, bruits, odeurs, et mêmes aléas pour le frisson) éprouveront autant que nous le besoin d’aller les visiter quand ils seront adultes, de surcroît au risque de contaminations ? La transition s’accélérera bien sûr dans d’autres domaines de l’activité économique et sociale, en particulier dans le statut du travail posté sur site dans les entreprises et les administrations. Les plus prompts à percevoir les signaux de cette évolution et les plus innovateurs occupent déjà le devant de la scène depuis quelques années, d’autres se contenteront de suivre le mouvement, d’autres de le contempler voire de le combattre pour perpétuer les institutions et pratiques passées. La combinaison du réseau et de l’intelligence artificielle avec l’impression 3D pourrait aussi permettre de relocaliser des industries, limitant les transports de certaines marchandises. Et il se pourrait alors que des pays qualifiés au siècle précédent de « sous-développés » deviennent des leaders dans des secteurs entiers de la vie économique et sociale parce qu’ils n’auront pas eu à se débarrasser des décombres des anciennes institutions. L’Afrique, par exemple, où le téléphone mobile est partout répandu, n’a pas eu besoin de l’étape du fixe généralisé pour assurer sa couverture réseau sur tout le continent, et ses institutions médicales ou universitaires sont en expérimentation d’accès direct aux malades ou aux étudiants. Le COVID-19 devrait être ainsi à l’échelle mondiale un accélérateur de la propagation de nouveaux modes économiques et sociaux qui étaient en gestation depuis la généralisation du téléphone mobile à la fin du XXe siècle. On peut donc espérer que le volume de déplacements professionnels, qui n’a cessé de progresser depuis cent vingt ans, s’infléchisse, facilitant la mise en œuvre de politiques urbaines nouvelles et atténuant les émissions de GES. Imprévisible à ce jour est l’effet à long terme sur le partage du territoire entre les grandes métropoles, les petites villes et les zones à faible densité de population. Le sort de la Planète, son climat et sa biodiversité resteront certes des sujets de controverses vives quant aux effets de ces changements. Les esprits prométhéens, généralement optimistes, en attendront le meilleur tandis que les esprits anthropocéniques, généralement pessimistes, en redouteront le pire. Le vingt et unième siècle vient peut-être de vraiment commencer en janvier 2020 à la faveur du COVID-19 et les doctrines et les idées qui ont marqué son prédécesseur que cette pandémie emporte, vont progressivement se figer pour n’être plus qu’un patrimoine, certes à protéger, mais de moins en moins à maintenir en vie à tout prix. Lors de la mort d’un Pape qui ouvrait l’ère de son successeur, on prononçait la phrase rituelle « Sic transit gloria mundi » (ainsi change la gloire du monde) pour rappeler que les hommes, comme les institutions, sont mortels. La formule s’applique aussi aux siècles défunts !