Parole(s) autour de... Le petit carnet des Editions Parole - Hors série 1

Un Petit carnet « Hors série » pour donner la parole, c’est prévisible pour une maison d’édition, surtout quand on s’appelle Parole, surtout quand on vient de créer le Petit carnet, un appel vers le mouvement dans une période imposée d’immobilité. Ce qui l’est moins, c’est de déroger à ce long temps nécessaire à la fabrication d’un livre. Chaque texte, lorsque l’auteur le dépose, impose encore le temps qu’il lui faut pour mûrir, le temps qu’il nous faut pour être prêt à le publier. C’est un temps utile, un temps précieux, nous le prenons. Ce qui l’est moins, c’est de rompre le temps de la fiction, le plus souvent hors temps, même si elle est daté d’hier, d’aujourd’hui ou de demain. Lire, c’est aussi perdre la notion du temps. Beaucoup d’entre nous ont lu pour passer les heures, pour réfléchir, rêver, pour voyager, pour s’extraire de ce temps qui nous échappait, pour oublier, pour s’évader … d’un temps et d’un espace clos et menaçant. Oui, les livres font du bien. Ce qui l’est moins, c’est d’être dans le temps immédiat, non pas dans l’urgence, avec la volonté d’agir dès aujourd’hui pour demain. C’est d’être dans l’espace, sans frontières - qu’elles soient géographiques, culturelles ou sociales - un des aspects les plus positifs et constructifs offert par la technologie d’internet. C’est d’ouvrir cet espace « Hors série » sur le monde et d’y inviter aussi d’autres personnes que nos auteurs, nos lecteurs, nos libraires, nos partenaires … C’est de solliciter des textes, des paroles, pour répondre à la question « On décide quoi pour demain ? » sans promesse d’édition papier, en s’adressant plus particulièrement à ceux qui savent, ceux qui, sur le terrain ou dans la recherche, expérimentent, réfléchissent, ont des connaissances et des outils que nous n’avons pas tous. Nous les remercions, très sincèrement, de prendre sur leur temps et de nous rejoindre avec générosité, vous et nous, pour partager leurs analyses, leurs convictions, leurs espoirs et ainsi, donner vie à ce carnet de notes. C’est notre acte d’engagement et de solidarité pour maintenant et demain, ici et plus loin, au-delà des frontières, comme d’autres le font aussi. Nous remercions aussi, du fond du cœur, Pierre Micheletti et Daniel Nahon. Ce sont les deux premières personnes que nous avons sollicitées et qui ont répondu immédiatement, concrètement et sans conditions, créant ainsi un élan fondateur. Alors, « On décide quoi pour demain ? » Lisons ces regards sur « notre » demain et gageons qu’à nous tous, au-delà des paroles, nous avons la capacité d’agir.

Page 31 : Le petit carnet des Editions Parole - Hors série 1

Le Covid-19 semble nous mobiliser bien plus rapidement que les problèmes liés au changement climatique. Sans doute parce qu’il nous touche plus directement et plus immédiatement, nous ou nos proches, et de manière plus soudaine.   Pourtant, les deux problèmes concernent le monde entier, et le changement climatique a ou aura des effets bien plus graves et collectivement bien plus irréversibles. Mais ils sont pour l’instant plus insidieux — de même, nous ne sommes guère sensibles à la diminution tout aussi insidieuse des sols fertiles (cf. Nahon). Autrement dit, nous négligeons ces effets plus insidieux. Or les problèmes du Covid-19 nous obligent à devenir plus attentifs à... nos négligences. Nous découvrons que notre politique a négligé de renouveler le stock de masques, d’assurer une autonomie concernant la production des produits de base nécessaire à des thérapies, de disposer de laboratoires capables de combiner ces produits et de fabriquer des tests, d’assurer une marge de montée en charge pour les hôpitaux publics, etc. Et comme le SRAS n’avait pas été bien grave en Europe, nous avons négligé la possibilité de pandémies plus graves. Pourquoi avons-nous commis ces négligences ? Nous avons suivi un principe qui semble pourtant raisonnable économiquement, celui de nous focaliser soit sur ceux des produits habituellement nécessaires pour lesquels nous disposons de potentialités de production plus aisées que d’autres pays et sur ceux dont la production nous donne un avantage sur nos concurrents. Une économie orientée vers la croissance est forcément focalisée, car chaque pays tend à se focaliser sur la production qui lui donne un tel avantage concurrentiel. Évidemment, toute focalisation sur le facteur qui donne cet avantage implique de négliger les autres facteurs. Les psychologues ont montré que nous focaliser sur une tâche — par exemple compter les passes entre des joueurs — nous amène à devenir aveugles à des événements pourtant saillants (un gorille qui traverse entre les joueurs de basket). C’est une négligence liée à une focalisation qu’on peut dire active. Nous n’arrivons pas non plus à détecter qu’une surface importante dans notre champ de vision change de couleur (du bleu au rose) quand ce changement est très graduel - et donc insidieux. Cette négligence-là tient à ce que notre perception n’est focalisée, selon une focalisation qu’on pourrait dire « passive », que par des changements plus rapides. Il n’est évidemment pas possible, si l’on veut agir, de ne rien négliger. Mais le Covid-19 nous a rappelé que le problème n’est plus d’éviter de négliger seulement ce qui ne semble pas important pour l’activité sur laquelle nous sommes focalisés. Il est aussi d’éviter les négligences — liées à ces focalisations — qui rendraient d’autres activités auxquelles nous tenons trop « fragiles », peu résistantes à des pannes internes ou à des chocs externes. On retrouve ici par d’autres voies une exigence de solidarité, qui consiste en ce que celui qui est plus engagé et avancé dans une activité, qui se focalise sur les exigences de cette activité (le gestionnaire qui ferme une usine de production de masques parce qu’elle n’est pas compétitive) doit se soucier de ceux dont sa focalisation détériore — directement ou indirectement — les conditions d’activités (les soignants et les malades en cas d’infection).  Le problème est complexe : nous ne pouvons pas, pour évaluer la fragilité de nos activités, imaginer d’avance toutes les pannes et tous les chocs possibles. Notre évaluation de leur ampleur et de leur rapidité d’évolution est souvent flouée. La décision, qu’on pourrait croire prudente, de ne pas tenter des innovations, dont on peut toujours imaginer qu’elles pourraient amener de telles crises, nous rendrait tout aussi fragiles — dans la mesure où améliorer notre robustesse ou réagir à des changements de notre environnement nécessite des innovations. Le principe de précaution a eu le défaut de n’invoquer que des catastrophes mettant en danger la survie de l’humanité, ce qui ressortait d’une focalisation sur l’exceptionnel, alors que les négligences qui nous rendent fragiles sont essentiellement liées à nos activités habituelles. Cependant, c’est aussi sur ces activités habituelles que nous pouvons avoir des idées plus précises concernant les facteurs qui les rendent fragiles. Ainsi nous savions que les modalités du commerce mondial nous rendaient sensibles à tout risque systémique, y compris dans le domaine de la santé. Les capacités de montée en puissance des hôpitaux, la production autonome de produits biochimiques de base, les stocks de masques, etc. n’étaient pas très difficiles à évaluer dans ces termes de robustesse et de fragilité. Ajoutons que nous disposons depuis peu d’outils de simulations, qui peuvent permettre de mieux évaluer dans quelles conditions un choc peut être amorti, et dans quelles conditions son impact peut se développer selon une croissance exponentielle. On pourrait penser compter sur le fait que cette surcroissance est en elle-même une source de cette focalisation passive évoquée plus haut. Mais nous ne devons ni nous borner à attendre ces signaux dramatiques, ni nous focaliser sur les grandes catastrophes. Au contraire, pour mieux réguler nos négligences, il nous faut paradoxalement nous focaliser sur des effets qui pris séparément sont minimes et donc sont supposés négligeables, mais dont l’accumulation ou la diffusion dans une collectivité a des conséquences en chaîne, telles que leur dynamique peut être explosive, ou rendre très difficile, voire impossible, la récupération des niveaux d’activités précédents, si bien que ces effets seraient irréversibles. On pourra objecter que de toute manière, les évolutions de nos activités collectives et de nos sociétés sont irréversibles. Cette irréversibilité implique que nous ne puissions déterminer d’avance tout ce qui, une fois cette évolution engagée, pourra se révéler plus tard une négligence, en particulier quand cette négligence sera une conséquence lointaine de la focalisation actuelle sur un objectif. Mais cette irréversibilité nous fournit aussi un critère pour mieux cibler les négligences que nous devons et pouvons ne pas négliger. Tentons d’identifier les négligences qui sont liées à ce que nos focalisations imposent directement comme restrictions sur des activités humaines indispensables et sur des processus environnementaux nécessaires à la viabilité de ces activités. Puis attachons-nous à lutter contre celles de ces négligences qui auraient, si nous les négligions, des effets que nous ne pourrions réparer. Le Covid-19 semble nous mobiliser bien plus rapidement que les problèmes liés au changement climatique. Sans doute parce qu’il nous touche plus directement et plus immédiatement, nous ou nos proches, et de manière plus soudaine. Pourtant, les deux problèmes concernent le monde entier, et le changement climatique a ou aura des effets bien plus graves et collectivement bien plus irréversibles. Mais ils sont pour l’instant plus insidieux — de même, nous ne sommes guère sensibles à la diminution tout aussi insidieuse des sols fertiles (cf. Nahon). Autrement dit, nous négligeons ces effets plus insidieux. Or les problèmes du Covid-19 nous obligent à devenir plus attentifs à... nos négligences. Nous découvrons que notre politique a négligé de renouveler le stock de masques, d’assurer une autonomie concernant la production des produits de base nécessaire à des thérapies, de disposer de laboratoires capables de combiner ces produits et de fabriquer des tests, d’assurer une marge de montée en charge pour les hôpitaux publics, etc. Et comme le SRAS n’avait pas été bien grave en Europe, nous avons négligé la possibilité de pandémies plus graves. Pourquoi avons-nous commis ces négligences ? Nous avons suivi un principe qui semble pourtant raisonnable économiquement, celui de nous focaliser soit sur ceux des produits habituellement nécessaires pour lesquels nous disposons de potentialités de production plus aisées que d’autres pays et sur ceux dont la production nous donne un avantage sur nos concurrents. Une économie orientée vers la croissance est forcément focalisée, car chaque pays tend à se focaliser sur la production qui lui donne un tel avantage concurrentiel. Évidemment, toute focalisation sur le facteur qui donne cet avantage implique de négliger les autres facteurs. Les psychologues ont montré que nous focaliser sur une tâche — par exemple compter les passes entre des joueurs — nous amène à devenir aveugles à des événements pourtant saillants (un gorille qui traverse entre les joueurs de basket). C’est une négligence liée à une focalisation qu’on peut dire active. Nous n’arrivons pas non plus à détecter qu’une surface importante dans notre champ de vision change de couleur (du bleu au rose) quand ce changement est très graduel - et donc insidieux. Cette négligence-là tient à ce que notre perception n’est focalisée, selon une focalisation qu’on pourrait dire « passive », que par des changements plus rapides. Il n’est évidemment pas possible, si l’on veut agir, de ne rien négliger. Mais le Covid-19 nous a rappelé que le problème n’est plus d’éviter de négliger seulement ce qui ne semble pas important pour l’activité sur laquelle nous sommes focalisés. Il est aussi d’éviter les négligences — liées à ces focalisations — qui rendraient d’autres activités auxquelles nous tenons trop « fragiles », peu résistantes à des pannes internes ou à des chocs externes. On retrouve ici par d’autres voies une exigence de solidarité, qui consiste en ce que celui qui est plus engagé et avancé dans une activité, qui se focalise sur les exigences de cette activité (le gestionnaire qui ferme une usine de production de masques parce qu’elle n’est pas compétitive) doit se soucier de ceux dont sa focalisation détériore — directement ou indirectement — les conditions d’activités (les soignants et les malades en cas d’infection). Le problème est complexe : nous ne pouvons pas, pour évaluer la fragilité de nos activités, imaginer d’avance toutes les pannes et tous les chocs possibles. Notre évaluation de leur ampleur et de leur rapidité d’évolution est souvent flouée. La décision, qu’on pourrait croire prudente, de ne pas tenter des innovations, dont on peut toujours imaginer qu’elles pourraient amener de telles crises, nous rendrait tout aussi fragiles — dans la mesure où améliorer notre robustesse ou réagir à des changements de notre environnement nécessite des innovations. Le principe de précaution a eu le défaut de n’invoquer que des catastrophes mettant en danger la survie de l’humanité, ce qui ressortait d’une focalisation sur l’exceptionnel, alors que les négligences qui nous rendent fragiles sont essentiellement liées à nos activités habituelles. Cependant, c’est aussi sur ces activités habituelles que nous pouvons avoir des idées plus précises concernant les facteurs qui les rendent fragiles. Ainsi nous savions que les modalités du commerce mondial nous rendaient sensibles à tout risque systémique, y compris dans le domaine de la santé. Les capacités de montée en puissance des hôpitaux, la production autonome de produits biochimiques de base, les stocks de masques, etc. n’étaient pas très difficiles à évaluer dans ces termes de robustesse et de fragilité. Ajoutons que nous disposons depuis peu d’outils de simulations, qui peuvent permettre de mieux évaluer dans quelles conditions un choc peut être amorti, et dans quelles conditions son impact peut se développer selon une croissance exponentielle. On pourrait penser compter sur le fait que cette surcroissance est en elle-même une source de cette focalisation passive évoquée plus haut. Mais nous ne devons ni nous borner à attendre ces signaux dramatiques, ni nous focaliser sur les grandes catastrophes. Au contraire, pour mieux réguler nos négligences, il nous faut paradoxalement nous focaliser sur des effets qui pris séparément sont minimes et donc sont supposés négligeables, mais dont l’accumulation ou la diffusion dans une collectivité a des conséquences en chaîne, telles que leur dynamique peut être explosive, ou rendre très difficile, voire impossible, la récupération des niveaux d’activités précédents, si bien que ces effets seraient irréversibles. On pourra objecter que de toute manière, les évolutions de nos activités collectives et de nos sociétés sont irréversibles. Cette irréversibilité implique que nous ne puissions déterminer d’avance tout ce qui, une fois cette évolution engagée, pourra se révéler plus tard une négligence, en particulier quand cette négligence sera une conséquence lointaine de la focalisation actuelle sur un objectif. Mais cette irréversibilité nous fournit aussi un critère pour mieux cibler les négligences que nous devons et pouvons ne pas négliger. Tentons d’identifier les négligences qui sont liées à ce que nos focalisations imposent directement comme restrictions sur des activités humaines indispensables et sur des processus environnementaux nécessaires à la viabilité de ces activités. Puis attachons-nous à lutter contre celles de ces négligences qui auraient, si nous les négligions, des effets que nous ne pourrions réparer.