Chair fraîche et vieilles habitudes Par Nancy Huston, Ecrivaine — 24 avril 2020 à 07:51 Tribune. Je me lève un peu plus tôt que le peintre et, le temps qu’il me rejoigne pour le petit-déjeuner en se frottant les yeux, la tête encore toute bruissante de rêves, abeilles qui tombent, arbres qui s’envolent, oiseaux qui fondent, je trépigne d’impatience de lui raconter les mauvaises nouvelles du jour glanées sur le Net. Ce matin la récolte a été particulièrement accablante. Le Covid-19 n’est pas en lui-même une catastrophe, mais il agit comme révélateur de toutes nos plaies. Il expose à la lumière crue les sales petits secrets sur lesquels notre société est bâtie, et que nous aimons mieux garder dans le noir. Ainsi de la surpopulation des prisons et des cités de banlieues, ainsi des insuffisances criantes du système hospitalier, ainsi de la précarité de ceux qui, avec ou sans tente, habitent sous les ponts aériens, près des échangeurs d’autoroute ou sur les trottoirs des grandes villes européennes. Ce matin pendant que je préparais mon café instantané, la radio a évoqué un fait divers canadien ; je me suis donc mise à lire le Globe & Mail en ligne et, en cinq minutes, en ai appris plus qu’on ne peut demander à un peintre de digérer avant le petit-déjeuner. Abattoirs Qu’un technicien dentaire, apparemment perturbé par la disparition de sa clientèle en raison du confinement, se soit laissé aller à ses différentes faiblesses (outre l’alcool, une fascination pour les armes, véhicules, uniformes et accessoires de la police montée canadienne) au point de se livrer à une folle virée qui a coûté la vie à 17 personnes, c’était déjà beaucoup. Mais, laissant errer mon regard sur le site de ce journal de Toronto, j’ai trouvé bien pire. Encore une fois, le virus ne fait que révéler. Le mal est là jour après jour depuis des décennies. Parce qu’on a relevé des centaines de cas d’infection parmi les employés d’un abattoir à quelques kilomètres au sud de Calgary (ma ville natale), les journaux nationaux évoquent le quotidien de cet abattoir. Pour fournir à McDonald’s Canada (entre autres) la précieuse matière première des hamburgers, des hommes au statut social précaire, travailleurs temporaires le plus souvent d’origine étrangère, opérant debout, épaule contre épaule, lame à la main, dans le sang, l’humidité, la puanteur et les beuglements, égorgent 4 500 bêtes par jour à raison de 330 à l’heure. Le responsable, un certain M. Hesse, prend la peine de préciser aux journalistes qu’en Amérique du Nord les abattoirs sont organisés en fonction de «l’efficacité et de la proximité sociale, non la distanciation sociale […]. Les couloirs, cafétérias et toilettes de l’usine ont la taille qu’ils ont, ajoute-t-il, et on ne va pas refaire les usines pour confronter le Covid». Errant toujours, mes yeux tombent sur un autre titre, qui porte cette fois sur les problèmes des travailleuses du sexe en ces temps de confinement. On devine lesquels : chute vertigineuse du nombre de clients, disparition des revenus ; celles qui travaillent encore risquent de n’avoir affaire qu’à des clients «tordus», dangereux. Au Canada comme en France (à la différence de la Suisse, par exemple), zéro compensation est prévue pour ce chômage-là : l’activité étant illégale, celles qui l’exercent ne sont inscrites ni auprès des impôts ni de la Sécurité sociale. Dégringolade Pendant ce temps, les gouvernements canadien et états-unien viennent de décider de démarrer la construction du pipeline Keystone – projet immensément polluant que Barack Obama avait enterré, et que Donald Trump a ressuscité dès son accession à la présidence – qui transportera 850 000 barils de pétrole par jour des sables bitumineux de l’Alberta jusqu’au Nebraska. Il fallait bien cela, a estimé Justin Trudeau, pour consoler les Albertains du chômage causé par la récente dégringolade du prix du baril. On construit donc déjà des campements pour accueillir les milliers d’hommes qui viendront construire le pipeline. Et qui dit arrivée massive de jeunes hommes seuls dit demande de jeunes femmes pour assouvir leurs besoins sexuels. Une forte proportion des travailleuses sexuelles en Alberta est d’origine autochtone ; des centaines d’entre elles ont été assassinées (ou ont «disparu») depuis le début des opérations pétrolières dans le nord de la province. On emploie le mot d’abattage dans ce cas-là aussi, pour désigner l’activité des femmes qui, pour survivre, doivent «faire» des dizaines de travailleurs immigrés par jour, tout comme les travailleurs immigrés, pour survivre, doivent «faire» 4 300 bœufs par jour. Sexe et bouffe. Malbouffe. Malbaise. Chair fraîche, chair fraîche. Besoins naturels de manger et de copuler transformés en névroses, en business, en horreur, en scandale, pour enrichir encore un peu plus les riches. Corps humains traités comme de la viande. Corps d’animaux maltraités, bourrés d’hormones puis massacrés, transformés en hamburgers qui provoqueront chez ceux qui les mangent obésité et diabète, tout cela pour que les actionnaires de McDo et de Burger King puissent s’offrir de parties fines aux Baléares. Femmes pauvres tringlées dans tous les sens par des inconnus malheureux, esseulés, loin de chez eux, tout cela pour que nous puissions zigzaguer autour du monde en auto et en avion, permettant aux actionnaires de Total et de Suncor de s’acheter des yachts. Ce n’est pas le Covid-19 qui doit nous effrayer, c’est le CAC40. Sorry, peintre chéri. Tu reveux un peu de café ? Dernier ouvrage paru : Rien d’autre que cette félicité, Leméac 2018, Parole 2019.